Portrait
ÉPISODE 1. Le négociant genevois d’huiles végétales ukrainiennes a dû brusquement stopper ses activités quand la guerre a commencé. Depuis, il tente d’aider ses employés - il en a fait venir une vingtaine en Suisse - et de sauver son entreprise au bord de la mer Noire

Le week-end, Cornelis Vrins et sa femme Françoise organisent souvent des pique-niques dans leur jardin à Genève. Des occasions de réunir la vingtaine de réfugiés ukrainiens – surtout des femmes et des enfants – qu’ils ont fait venir dans le canton. Pour eux aussi, cette guerre a été un tournant. Cornelis Vrins est le cofondateur d’une société, Allseeds, qui fabrique et exporte de l’huile de tournesol au bord de la mer Noire. Elle employait 480 personnes le 24 février, quand les premières bombes sont tombées.
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Cornelis est né en 1961 à La Haye, aux Pays-Bas, où il a été à l’école; il déménage dans un internat à Lausanne à 12 ans. Six années à Valcreuse, qui l’ont «fait beaucoup mûrir», avant de débarquer à l’Université de Genève pour y étudier l’économie politique. C’est là qu’il rencontre Françoise et se fait ses meilleurs amis. «J’étais à l’aise», sourit celui qui n’a plus jamais quitté Genève depuis.
Fort de sa licence en 1982, il décroche un emploi chez Cargill, un géant du négoce céréalier qui a installé un bureau dans le canton vingt ans plus tôt. Cornelis se spécialise dans le blé dur canadien et le soja argentin, des denrées qu’il exporte en Europe. «Cargill a été ma meilleure école», dit-il. Il travaille quatre ans pour le groupe américain avant de décrocher un poste chez Sanofi.
Moscou, Minsk et Kiev
Dans les années 1990, la multinationale française se spécialise dans la pharma, les produits cosmétiques, la nutrition animale, les semences et les arômes. Cornelis s’occupe des «marchés difficiles», en Asie du Sud-Est et en ex-URSS, où Sanofi et sa filiale Rustica Prograin vendent des semences. Il ouvre des bureaux à Moscou, Minsk et Kiev deux ans après la chute du Mur. Mais la crise qui frappe la région à la fin du siècle conduit Sanofi à fermer une partie de ses activités, et Cornelis, désormais père de trois enfants, se retrouve sans emploi.
Son bagage de connaissances et son réseau l’incitent à créer une antenne de négoce à Genève pour une entreprise ukrainienne, Allseeds, spécialisée dans l’huile de tournesol. Elle produit, lui vend et s’associe avec des banques suisses pour acheter des usines de trituration (pour produire de l’huile de tournesol) en Ukraine. «Je n’ai pas cessé de voyager depuis. Ces trente dernières années, j’en ai passé quatre en Ukraine, mais rarement plus d’une semaine de suite», calcule-t-il.
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En 2010, le groupe employait 2500 personnes, dont 15 à Genève, mais une crise industrielle génère des tensions parmi ses actionnaires. Cornelis vend sa part mais conserve la propriété de son antenne suisse. Il s’associe avec un partenaire et crée un nouvel Allseeds. Ils achètent un terrain à Yushnii, un port à 50 kilomètres d’Odessa, et y font construire une usine de trituration de tournesol. La première pierre est posée en janvier 2014. En février, les Russes envahissent la Crimée.
Les machines avaient été commandées et il fallait rembourser les dettes, Cornelis va donc de l’avant. «Peu de gens peuvent dire qu’ils ont construit une usine dans un pays en guerre», dit-il. Mais il s’en sort: les premiers litres d’huile sortent en 2015 et ils sont exportés en Inde. L’usine en produit depuis 1000 tonnes par jour. Elle tournait 24h/24 chaque jour, sauf pendant une période de maintenance d’un mois, avant que tout ne s’arrête brusquement.
«Le 23 février au soir, j’ai dû avoir un pressentiment. Nous avions des amis à la maison, j’étais de très mauvaise humeur. Le lendemain matin, ça avait commencé», raconte-t-il. Trente heures après la première bombe, Allseeds ferme son usine et tente d’évacuer son personnel. «Nous passons d’une urgence humaine à une autre. Nous essayons de convaincre les gens de partir.»
Une première réfugiée parmi ses employés arrive avec ses deux filles chez lui à Genève le 27 février. Les 20 personnes venues dans le canton par le biais de la famille Vrins arrivent surtout en mars. Depuis que les Russes ont quitté Kiev, en avril, les départs ont diminué.
Sauver Allseeds
Puis il y a eu les activités d’Allseeds, que la société tente de maintenir ne serait-ce que pour préserver les emplois. Trois Ukrainiennes ont d’ailleurs été engagées par l’entreprise à Genève. Le 24 février, Allseeds détenait 780 conteneurs de tourteaux [résidus de graines dont on a extrait l’huile, utilisés dans l’alimentation animale] de tournesol à Odessa, qu’il a fallu vider et qu’elle tente depuis d’exporter par d’autres voies que la mer Noire, fermée au commerce.
«Avant la guerre, nous chargions au port 50 000 tonnes d’huile de tournesol en 48 heures. Désormais, nous ne comptons plus les semaines pour tenter de faire sortir nos stocks du 24 février», dit-il. Ils transitent au compte-gouttes par le Danube, puis par wagon-citerne, puis par camion par la Pologne, si des véhicules et des chauffeurs sont disponibles et si les routes ne sont pas bloquées. «C’est l’enfer, des usines de nos concurrents ont été bombardées.»
Comment Cornelis Vrins voit-il l’avenir? «J’espère pouvoir redémarrer un semblant d’activité, mais il faut pour cela que les ports soient rouverts. La situation va durer et le monde libre pourrait être entraîné dans cette guerre», craint-il. «J’ai un profond respect pour la société civile ukrainienne. Durant la révolution orange puis à Maïdan [le nom donné à des manifestations en 2013], elle a payé de son sang pour obtenir une démocratie. L’Ukraine était sur la bonne voie, c’était une démocratie en gestation», ajoute-t-il.
Profil
1961 Naissance en juin.
1982 Diplôme à l’Université de Genève.
1988 Naissance de son premier fils.
2015 Le premier litre d’huile de tournesol sort de l’usine d’Allseeds à Yushnii.
2022 La Russie attaque l’Ukraine le 24 février.