Ils ont joué finement. Mais à l’OCDE, les responsables du dossier fiscal ont le triomphe modeste lorsqu’on leur demande d’expliquer comment la Suisse, membre de plein droit de l’organisation, s’est retrouvée sur une «liste grise» et n’a évité le pire – une «liste noire» encore plus infamante – qu’aux prix de concessions majeures sur le secret bancaire. Voici comment s’est jouée cette partie d’échecs diplomatique et financière.
Pour Berne, le printemps 2008 est encore celui de l’insouciance. En avril, Le Temps rapporte que la France et l’Allemagne veulent réactiver la «liste noire» des paradis fiscaux, en sommeil depuis plusieurs années. Mais les diplomates helvétiques ne croient pas une seconde que la Suisse soit menacée. Ne dispose-t-elle pas d’un droit de veto à l’OCDE? Fin mai, la situation est encore décrite comme «tranquille» lors d’un déjeuner offert aux journalistes par Eric Martin, l’ambassadeur suisse auprès de l’organisation.
C’est en octobre que tout bascule, lors de discussions entre l’OCDE et trois paradis fiscaux britanniques, Jersey, Guernesey et l’île de Man. Depuis des années, ils se sont engagés à pratiquer l’échange d’informations bancaires, y compris dans les cas d’évasion fiscale, ce que la Suisse refuse alors de faire.
Lassées de voir la clientèle filer dans les banques helvétiques, les trois îles veulent définir une sorte de médaille du mérite, qui les distinguerait des places financières moins transparentes. L’idée de notes est évoquée – A, B, C, en fonction du degré de coopération fiscale. Finalement, l’OCDE définit une règle fatidique: tous les pays qui auront conclu 12 traités d’échange d’informations se verront décerner un label qui récompense leur vertu. A l’époque Jersey, Guernesey et l’île de Man en ont chacun sept ou huit. La Suisse, zéro. En novembre, la règle des 12 traités est présentée au forum sur les pratiques fiscales dommageables, où la Suisse dispose d’un statut d’observateur. En janvier, le projet passe au Comité des affaires fiscales, dont la Suisse est membre de plein droit. Les experts de l’OCDE guettent sa réaction: à ce moment-là, la Suisse peut encore opposer son veto et torpiller l’ensemble du processus.
Veto difficile à justifier
Mais dans sa présentation, l’OCDE introduit une petite subtilité. Les documents concernant la règle des 12 traités sont soumis pour «discussion» et non pour «approbation». Les diplomates suisses n’ont-ils pas saisi la nuance? Toujours est-il que la Suisse ne conteste pas à ce critère très défavorable pour elle.
Politiquement, de toute façon, un veto aurait été difficile à justifier: en pleine crise financière, alors que les paradis fiscaux sont sur le banc des accusés, une ligne intransigeante était sans doute intenable.
Jusqu’à aujourd’hui, la diplomatie helvétique maintient que la règle des 12 traités n’a jamais fait l’objet d’un accord formel à l’OCDE, et n’a donc aucune valeur. Mais il est trop tard. «La Suisse était échec et mat, elle ne pouvait plus bouger», estime un connaisseur du processus. Le 5 mars, le secrétaire général de l’OCDE, Angel Gurria, adresse un projet de «liste noire» au G20, qui regroupe les principales puissances économiques mondiales. La Suisse y figure sous le chapitre «autres centres financiers». Elle n’est officiellement informée de l’existence du document qu’une semaine plus tard. Ce retard rendra fou de rage les diplomates suisses, qui estiment qu’Angel Gurria les a menés en bateau.
Jusqu’au bout, la Suisse caressera l’espoir de ne pas voir son nom figurer sur la liste du G20. Elle fera les frais du «deal» de dernière minute conclu au sommet de Londres, le 2 avril, entre la France et la Chine: Hongkong et Macao sont épargnés, la liste reprenant le critère des 12 traités d’échange d’informations est publiée aussitôt. Amers, les diplomates helvétiques constatent qu’une des rares organisations internationale dont la Suisse est membre, l’OCDE, a fourni au G20 le matériel qui a permis de dynamiter le secret bancaire. Et qu’ils n’ont rien pu faire pour l’empêcher.