Ces Suisses qui veulent vivre du bitcoin
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De Brugg à Genève, quelques adeptes de la devise virtuelle ont lancé diverses activités pour profiter de sa popularité grandissante. Peu gagnent assez pour en vivre, pour l’instant

Ces Suisses qui veulent vivre du bitcoin
Crypto-monnaie De Brugg à Genève, des adeptes de la devise virtuelle innovent pour profiter de sa popularité
Ils sont toutefois très peu à en vivre
Les autorités de surveillance tirent la sonnette d’alarme
C’est un peu l’heure de gloire pour le petit hôtel Gotthard de Brugg. Brugg? Une bourgade de 10 000 habitants à une demi-heure de train de Zurich, dans le canton d’Argovie, proche du confluent de l’Aar, de la Reuss et de la Limmat. Attablé devant sa tablette numérique dans le restaurant de l’hôtel qu’il détient – propriété de famille depuis 125 ans – Roger Widmer est à moitié hilare. Avec son compagnon de poker, Martin Ammann, ils ne sont pas loin de se dire qu’ils ont eu l’idée du siècle: installer un système de paiement en bitcoins pour «faire cool» et attirer les étudiants de la Haute Ecole spécialisée du Nord-Ouest de la Suisse.
Ils en sont à peu près sûrs, ils ont été les premiers à se lancer. Si les étudiants ont été attirés, ils ont vite été poussés du coude par les caméras des télévisions, suisse alémanique d’abord, «mais aussi Arte», s’étonne encore Roger Widmer. Après le bal des journalistes, une vague de clients a suivi, venant de Suisse et d’Allemagne, adeptes de bitcoins ou juste curieux de connaître la mécanique derrière la monnaie virtuelle à laquelle ils ne comprennent, en fait, pas grand-chose.
L’autocollant signalant la possibilité de payer en bitcoins est en fait la seule touche moderne d’un établissement tout ce qu’il y a de plus traditionnel. «Ici, on vient pour jouer au jass ou manger des spécialités de la région. Nous sommes un des rares établissements à Brugg où c’est encore le cas», souligne celui qui en est aussi le cuisinier. Sous des airs conservateurs, une des chambres de l’hôtel Gotthard cache en outre tout un arsenal de «minage». C’est là où Martin Ammann, le plus geek des deux associés, a installé son matériel toujours plus volumineux, qui sert à extraire des bitcoins en résolvant des algorithmes toujours plus compliqués, selon la conception du créateur inconnu de la crypto-monnaie.
Si l’initiative amène les curieux, Roger Widmer reconnaît que cela ne le rend pas riche non plus. Pas plus que le «minage», qui qualifie le processus de création des bitcoins. En résolvant des algorithmes toujours plus compliqués par ordinateur, un utilisateur peut «gagner» des bitcoins. «Les premiers bitcoins que nous avons gagnés valaient 30 dollars, et nous avons beaucoup réinvesti pour acheter des machines», explique l’hôtelier. Pour la suite, il se tâte encore: installer un distributeur de bitcoins? L’idée le tente, mais l’affaire est nettement plus compliquée.
Nicolas Genko ne gagne pas encore d’argent non plus grâce au bitcoin, mais il a bon espoir que la roue tourne rapidement. «Il n’est pas possible d’en vivre, mais des opportunités apparaissent», explique ce Français expatrié à Zurich, qui a fondé BTC Consulting pour conseiller des entreprises intéressées à installer des moyens de paiement en bitcoins.
Pour l’instant, beaucoup lui demandent des conseils qu’il ne facture pas, et les premiers à offrir cette solution de paiement l’ont fait d’eux-mêmes, explique-t-il. Il juge que c’est seulement plus tard, lorsque tous les commerçants – et surtout ceux moins versés dans l’informatique – s’y rallieront que les opportunités se multiplieront.
Daniel Keller a voulu sensibiliser ses compatriotes au bitcoin en lançant son site internet. Prudent, il le fait à côté de son travail dans les finances d’une grande entreprise. «C’est de l’argent de poche, mais j’ai surtout envie de faire connaître le bitcoin», explique-t-il. Attablé dans un café du Letzipark à Zurich, il a tout du jeune banquier, la cravate en moins. Malgré des études commerciales, il s’est toujours intéressé à l’informatique, et en 2011, il se lance dans le minage avec son ordinateur. Qu’il doit vite troquer contre une machine plus puissante. Il a fait un «joli profit», mais s’apprête à abandonner. Le coût du matériel de minage ne le tente pas.
Pour Guillaume Saouli, «le minage est devenu un sport d’ultra-riches, dans lequel il faut investir des millions pour rester compétitifs». Cette course «dangereuse» ne l’effraie pas. L’entrepreneur vaudois s’apprête à inaugurer sa ferme de calculateurs dans la région nyonnaise. Cette société de minage baptisée THBH Solutions verra le jour dans quelques semaines. Son but: monétiser et diversifier la production de crypto-monnaies (pas seulement du bitcoin) à moindre coût financier et énergétique.
Guillaume Saouli a levé «100 000 francs en une semaine» pour démarrer. Il vient d’acquérir «deux grosses machines de minage» à 15 000 francs pièce. C’est la société tessinoise Bitmine.ch, basée à Camorino, qui les fabrique. Chacune d’elle consomme 3 kilowattheures de puissance électrique, soit plusieurs fers à repasser. Dix autres machines sont en commande. Guillaume Saouli ambitionne de créer un parc d’une centaine de calculateurs d’ici à six mois. «Plus il y en a, plus le système est rapide, donc sûr.» Quant aux clients, la société négocie, entre autres, directement sur les bourses de change comme Kraken.
Si le bitcoin a ses fans, il a aussi ses critiques. Mardi, la Centrale d’enregistrement et d’analyse pour la sûreté de l’information, Melani, a mis en garde dans son rapport semestriel contre les dangers de la crypto-monnaie. Les utilisateurs sont devenus des cibles intéressantes pour les criminels, prévient Melani. En lien avec des vols (le porte-monnaie numérique Input.io en juillet 2013, par exemple), elle recommande notamment de conserver la clé cryptographique privée sur un support électronique non connecté à Internet, ou sur papier. Le Conseil fédéral va, par ailleurs, rédiger un rapport sur les risques du bitcoin.
A Genève, Alexis Roussel croit dur comme fer à la pérennité de la monnaie virtuelle. «Mais à l’avenir, peut-être que le bitcoin – une parmi la cinquantaine de crypto-monnaies existante – n’existera plus sous la forme qu’on lui connaît aujourd’hui», prédit le juriste, président du Parti pirate suisse. De quelle manière? Au sein de l’Association suisse du bitcoin, fondée en octobre 2013 et dont il préside la section romande, Alexis Roussel y réfléchit: «On oublie que le bitcoin est d’abord une technologie qui peut servir divers buts; des transactions monétaires comme la rédaction de contrats numériques.» Après des mois de spéculations folles, il s’attache donc à mieux définir le statut du bitcoin.
Alexis Roussel œuvre à la démocratisation de la crypto-monnaie. Sa société, SBEX SA, spécialisée dans les prestations de services financiers, multiplie les installations de bornes de paiement dans les commerces et entreprises suisses. Le pays dénombre 56 points de vente dont 14 répartis pour moitié dans les cantons de Vaud et de Genève, selon le site Coinmap.org. Le concept connaît un joli succès, même si, pour l’heure, il se cantonne aux amateurs éclairés de la monnaie virtuelle: des informaticiens, banquiers, cryptographes et traders.
Il y a trois mois, Franck Chabanol n’y connaissait «strictement rien au bitcoin». Depuis février, le gérant de la crêperie des Pâquis, à Genève, joue les experts animateurs sur la toute nouvelle borne d’échange installée dans son commerce. L’engin dont tout le monde parle trône face aux toilettes du restaurant. Il ressemble à un distributeur de cigarettes. Il permet aux clients de convertir leurs euros (jusqu’à 500) en bitcoins sur leur compte, ou de payer leur repas avec la monnaie virtuelle.
Au cœur de la salle, deux tablettes tactiles dominent la caisse enregistreuse. Elles affichent le cours du jour, soit 521,70 francs pour un bitcoin. «Comptez 0,044 BTC pour un menu à 23 francs», ajoute Franck Chabanol. Le patron loue cette borne et touche entre 3 et 5% sur les transactions. L’investissement en vaut-il la chandelle? Trop tôt pour le dire. Depuis l’installation de la machine, le patron de la crêperie des Pâquis a enregistré 52 paiements en monnaie virtuelle. Une recette qu’il transfère automatiquement sur son compte bitcoins personnel. «Le taux de change fluctue beaucoup trop pour que je les convertisse en euros.»
«Le minage estun sport d’ultra-riches.Il faut investirdes millions pour rester compétitifs»
Les opportunités de gagner de l’argent se multiplieront lorsque tous les commerçants
se rallieront au bitcoin