Le géant de la distribution Wal-Mart est la plus grande compagnie de l'histoire du monde, écrit Charles Fishman, auteur d'un livre* qui a obtenu la plus haute récompense journalistique aux Etats-Unis. Certes, Exxon Mobil le dépasse en valeur boursière mais n'emploie que 90000 collaborateurs. Wal-Mart l'écrase du haut de ses 1,6 million d'employés. Mieux: là où Exxon profite de la hausse du pétrole, il se nourrit de la baisse perpétuelle du prix de ses produits.

Wal-Mart vient de se retirer du marché allemand, mais 7,2 milliards de clients ont visité ses magasins l'an dernier. C'est le numéro un aux Etats-Unis, au Canada et au Mexique. Pourtant, SamWalton n'a créé la société qu'en 1962 dans ce coin perdu qu'est Bentonville, dans l'Arkansas. Ce grand travailleur, modeste et sans prétention, décédé en 1992, était motivé par la concurrence bien plus que par la richesse. Le succès et la croissance de son entreprise sont phénoménaux.

Mais le modèle d'affaires fait aussi des ravages. Les employés du groupe sont très peu payés. Pour beaucoup, ce salaire n'est qu'un appoint pour une famille, et la couverture de l'assurance maladie est minuscule.

Tout bénéfice pour le consommateur? Non, car pour deux tiers des Américains, Wal-Mart est le premier employeur de leur Etat, auquel on reproche notamment de forcer des salariés à faire des heures supplémentaires, d'engager des immigrants illégaux dans ses services de nettoyage. Le groupe fait face à la plus grande plainte collective de tous les temps, signée par 1,6 million d'employées ou anciennes employées, contre des salaires systématiquement inférieurs aux collègues masculins.

La puissance du géant de la distribution pèse aussi sur ses 61000fournisseurs. La qualité du contact avec Wal-Mart est affaire de vie ou de mort pour Gillette, qui a fusionné avec Procter & Gamble pour accroître sa taille face au géant. Avec 68 milliards de dollars de ventes, le nouveau groupe réalise 15% de son chiffre d'affaires avec le seul Wal-Mart.

Année après année, les fournisseurs réduisent leurs coûts, jusqu'à ne plus pouvoir produire aux Etats-Unis. Seule l'Asie le permet, et encore. Sous le poids des critiques, Wal-Mart a dû faire des inspections dans des usines asiatiques dont les produits finissent sur ses étalages. En 2004 ces contrôles ont révélé que 8900 fabriques, pourtant averties à l'avance de la visite d'un inspecteur, violaient le code de conduite.

Beaucoup de fournisseurs jettent l'éponge. Sur les dix premiers d'entre eux en 1994, quatre ont fait faillite, et un autre a été racheté. Sans parler bien sûr des dégâts sur ses concurrents directs: sur les 29 chaînes de supermarchés placées sous la protection de la loi sur les faillites ces dix dernières années, 25 le doivent au groupe de Bentonville.

En clair, la baisse des prix appauvrit l'Amérique. Dans les comtés américains qui avaient un supercentre Wal-Mart, le taux de pauvreté a baissé de 10% de moins que dans les autres en une décennie. Chiffre a priori dérisoire, mais il correspond à 20000 familles. En Géorgie, par exemple, un enfant d'un employé sur quatre obtient une aide sociale de l'Etat. Est-ce au contribuable de financer le modèle de Wal-Mart?

Le groupe se défend en soulignant qu'il a créé 100000 emplois en 2005, après les 83000 de l'année précédente. Mais ces gains sont des pertes pour les autres distributeurs. L'emploi a progressé de 67% chez Wal-Mart ces sept dernières années et de 1,3% dans le reste de la branche. Pendant que Wal-Mart augmentait son personnel de 480000 personnes, l'emploi manufacturier a diminué de 3,1 millions postes de travail. En 2003, pour la première fois, le nombre d'Américains travaillant dans la distribution a dépassé ceux de l'industrie.

L'Amérique de la consommation, celle de Wal-Mart, a pris le pouvoir. Pendant ce temps, les importations chinoises du groupe ont bondi de 200%. L'obsession de la baisse des prix magnifie les forces darwiniennes du capitalisme moderne, selon Charles Fishman.

Le groupe, qui représente 20% de l'alimentation aux Etats-Unis, offre des prix inférieurs de 27% en moyenne à ceux des magasins traditionnels. Pourtant, les statistiques de l'indice des prix (CPI) ne l'intègrent pas dans leurs relevés, arguant d'un service et d'une qualité inférieurs. Wal-Mart, qui attire 25 à 30% des consommateurs l'année de son arrivée dans une ville, est absent des relevés et refuse en plus d'appartenir aux associations nationales. Quand on sait que les ventes de produits de beauté ou les confiseries - stagnantes selon les données publiées - n'intègrent pas le leader de la consommation, on se demande comment juger de l'évolution de l'économie américaine.

Wal-Mart reporte sur d'autres les coûts externes de ses pratiques sociales et environnementales. Pour offrir des filets de saumon à un prix ridicule et populariser cet ancien article de luxe, Wal-Mart achète au Chili. C'est le deuxième produit d'exportation du pays, derrière le cuivre. Les conditions de travail y sont pourtant déplorables et les déchets monstrueux. Et dire que le pays veut augmenter de 50% sa production de saumon jusqu'en 2010.

L'histoire de Wal-Mart, c'est celle de la mondialisation réécrite à partir du moteur de la baisse des prix. Cet acteur clé du capitalisme actuel reste méconnu. Et pour cause. Wal-Mart se tait.

Le succès du groupe commence d'ailleurs à s'étioler. Sur base comparable, les ventes, qui augmentaient de 9% en 1998, ont vu leur progression ralentir progressivement à 3,3% en 2004. Saturation? Sans doute, mais pas uniquement. Les clients n'apprécient plus leur principal magasin.

Pour Charles Fishman, le marché a perdu le contrôle de Wal-Mart. Le client vote oui à l'achat dans ses supercentres, «mais son information est incomplète, car il ne comprend pas pour quoi il vote lorsqu'il vote pour des prix bon marché».

*«The Wal-Mart Effect. How an Out-of-Town Superstore became a superpower». Charles Fishman, 294pages, 2006, Penguin, Allen Lane.