Il a fallu moins de 3000 mots à Susan Fowler pour faire trembler Uber, la société privée la plus valorisée de la planète. En février dernier, cette ingénieure diplômée de Stanford publie sur son blog un post intitulé «Réflexion sur une année très, très étrange à Uber». Elle y évoque «une histoire étrange, fascinante et un peu horrible qui mérite d’être racontée».

L’histoire démarre en novembre 2015. Après seulement deux semaines de formation, elle reçoit de son manager des messages à caractère sexuel sur le chat de l’entreprise. Elle les signale aux ressources humaines, captures d’écran à l’appui. On lui répond que le manager ne sera pas sanctionné, d’abord parce que c’est une première pour lui et ensuite parce qu’il est très bien vu par ses supérieurs.

«C’était une organisation en proie à un chaos complet et incessant», poursuit celle qui a publié Microservices in Production, un ouvrage technique préparé pendant son passage dans ce groupe californien de mise en relation de chauffeurs et d’usagers. Susan Fowler revient par exemple sur ces blousons en cuir offerts aux hommes mais pas aux femmes sous prétexte qu’elles n’étaient pas assez nombreuses pour qu’il soit possible de négocier un tarif réduit.

Description clinique de dysfonctionnements absurdes

Sa description clinique des dysfonctionnements, parfois absurdes, de l’entreprise a un effet immédiat. Le texte est publié le 19 février. Le lendemain, les employés d’Uber reçoivent un mémo. Travis Kalanick lui-même assure trouver ce qui est raconté «répugnant et contre tout ce en quoi Uber croit et les valeurs qu’il défend.» Une enquête interne est ouverte, menée par Eric Holder, l’ancien ministre de la Justice de Barack Obama. Le mot-clé #DeleteUber, lancé quelques semaines plus tôt, connaît un coup d’accélérateur. Surtout, plus d’une vingtaine de cadres ont été poussés vers la sortie, dont Travis Kalanick le 20 juin dernier.

«Tous les problèmes d’Uber ne demandaient qu’à exploser», explique au site The Verge Harry Campbell, une référence concernant l’industrie du transport aux Etats-Unis. «Mais je dois rendre hommage à Susan Fowler pour avoir eu le courage de mettre en cause son ancien patron, qui était à l’époque l’un des dirigeants les plus puissants du monde. Sans son post, qui sait combien de temps tout cela aurait continué?» ajoute le fondateur du site The Rideshare Guy.

Contre les arbitrages forcés

L’article de l’ingénieure a été salué par la presse, certains journalistes suggérant même qu’il serait digne d’un Prix Pulitzer. Mais la démarche de Susan Fowler lui a aussi valu de nombreux messages d’insultes. Si elle ne parle qu’avec parcimonie aux médias – ses représentants n’ont pas répondu à nos demandes d’interview –, Susan Fowler s’exprime quotidiennement sur son compte Twitter. Animatrice d’un club de lecture en ligne, elle aime y parler de philosophie et de physique.

Susan Fowler continue de dénoncer la «bro-culture» (culture de mecs) de la Silicon Valley. A la mi-juin, quand Uber a envoyé un mail d’excuses à des chauffeurs new-yorkais pour les avoir négligés, elle a posté: «Ce n’est que du spectacle, ce n’est qu’une illusion d’optique. Tout est bon pour faire revenir les chauffeurs partis voir la concurrence, non?» Aujourd’hui, son cheval de bataille est la fin des arbitrages forcés. Beaucoup de start-up imposent dans leurs contrats une clause obligeant à négocier un accord avec l’entreprise en cas de conflit, sans passer par les tribunaux, ce qui place de facto l’employé en position de faiblesse.

Au moment de la parution de l’article, Susan Fowler avait déjà quitté Uber pour Stripe, un logiciel de paiement en ligne. Elle y officie en tant que rédactrice en chef d’Increment, un magazine destiné aux ingénieurs lancé au printemps. La vie continue pour celle qui a rejoint Ellen Pao, connue pour avoir ouvert le débat sur le traitement des femmes dans la tech, dans la légende de la Silicon Valley.