Un fantôme plane sur la fusion du siècle dans l’industrie agrochimique: celui de l’étatisation et de la nationalisation. Début février, le président du Conseil d’administration de Syngenta, Michel Demaré, et le président de ChemChina, Ren Jianxin, annonçaient la reprise de Syngenta par ChemChina, qui appartient à l’État chinois. Depuis cette date, une crainte est omniprésente: que Syngenta, véritable perle de l’industrie bâloise, devienne otage d’un processus politique qui pourrait faire capoter l’accord ou entraîner la perte d’un fleuron de l’économie helvétique.

C’est en tout cas une raison suffisante pour que John Ramsay, patron intérimaire de Syngenta, mène campagne ces jours en faveur du projet de reprise. Syngenta est pour les Chinois un «diamant» de l’industrie, plaide-t-il. Et le gouvernement chinois a toutes les raisons pour que cela reste ainsi.

Pour John Ramsay, cet achat fait partie de l’effort chinois pour améliorer la qualité de sa production industrielle et la sécurité de l’approvisionnement. Aussi Pékin se gardera-t-il bien de réduire la marge de manœuvre entrepreneuriale de Syngenta.

Donnant-donnant

Toutefois, dans le poker qui se joue entre Chinois et Bâlois, le jovial Écossais ne joue plus qu’un rôle marginal. D’autres mènent désormais le jeu. Le destin de l’entreprise n’est plus décidé dans son quartier général en Suisse, mais à Washington et peut-être même à la table de négociation où sont assis Américains et Chinois.

Le marché pourrait être le suivant: les Américains donnent leur feu vert au deal, et les Chinois leur donnent l’assurance d’ouvrir leur marché aux producteurs américains de semences. Et notamment au groupe Monsanto, qui avait voulu racheter l’entreprise bâloise et qui risque d’être définitivement distancé avec le passage de Syngenta en mains chinoises.

L’enjeu des négociations est peut-être la suppression de l’interdiction d’importer des OGM sur le marché chinois, qui irrite les Américains depuis longtemps. Le principe suivi par le gouvernement américain pourrait être celui-ci: d’accord pour une Syngenta détenue par les Chinois, mais à la condition que les entreprises américaines ne soient pas désavantagées sur le marché chinois.

Le pouvoir de la CFIUS

Dans tous les cas, du côté des investisseurs engagés chez Syngenta, on part de l’idée que le deal entre Chinois et Suisses constitue d’ores et déjà un sujet de tractation au niveau gouvernemental le plus élevé.

Dans ces négociations, les Américains disposent d’une arme imparable: l’assentiment du Committee on Foreign Investments in the United States (CFIUS). Sans cette autorisation, Syngenta devrait se retirer de l’immense marché agricole américain, si rentable.

Composé des représentants de seize départements et agences de l’administration fédérale américaine, le CFIUS statue sur la question de savoir si les investissements étrangers aux Etats-Unis pourraient être sensibles, c’est-à-dire présenter un risque pour la sécurité américaine. L’attention est portée en premier lieu aux transactions avec participation américaine. Mais depuis quelques années, le CFIUS oriente sa focale de plus en plus sur les projets provenant d’Europe occidentale et comportant une participation chinoise.

Hors radar

Dans le cas de Syngenta, il est difficile de savoir comment se déroule le processus, car les activités du CFIUS échappent en grande partie aux radars de l’opinion publique. De plus, les entreprises impliquées s’engagent au silence concernant le déroulement des procédures. Ainsi, John Ramsay déclare qu’il ne peut pas répondre aux questions sur le CFIUS: «Nous n’en avons pas le droit.»

Selon le Wall Street Journal, une fabrique de Syngenta se trouvant à dix miles de l’Offutt Air Force Base près d’Omaha dans l’Etat de Nebraska pourrait constituer le noeud des discussions. Cette base est l’emplacement du United States Strategic Command (STRATCOM), qui servit de poste de commande au président George W. Bush après les attaques terroristes du 11 septembre 2001.

Du côté des investisseurs engagés chez Syngenta, on suppose que les Américains ne cherchent pas une confrontation avec les Chinois. Les Etats-Unis ne viseraient pas à empêcher la reprise de Syngenta au nom de considérations sécuritaires, mais plutôt à faire dépendre leur assentiment de concessions en matière de politique commerciale.

L’oeil vigilant de Washington

Quant au gouvernement américain, il ne s’est exprimé pour l’instant qu’une seule fois sur la question. Fin février, le ministre chargé de l’agriculture, Thomas Vilsack, déclara qu’il aurait «un œil vigilant sur tout cela». Les Etats-Unis sont confrontés à des «contradictions» et à un «manque de concertation» quand il s’agit de l’admission de nouvelles sortes de semences par la Chine, affirma Vilsack. Il se dit «extrêmement préoccupé» par l’attitude chinoise face à la biotechnologie et l’innovation, une attitude qui serait «souvent moins basée sur la science que sur la politique».

Ironie de l’histoire, chez Syngenta, on ne sait que trop bien ce dont le responsable américain parle. Car l’entreprise doit un de ses contentieux juridiques les plus salés à une demande d’indemnisation portant sur plus de 3 milliards de dollars de la part d’agriculteurs américains.

Pour ces paysans actifs dans le Corn Belt américain, Syngenta serait responsable de l’arrêt, décidé en 2013 par les autorités chinoises, de l’importation de blé américain. Raison de cette décision: des traces de Viptera, une variété de maïs non encore admise aux Etats-Unis, avaient été trouvées dans quelques fournitures. On accusa Syngenta d’avoir commercialisé ce produit avant terme.

Un autre scénario risque de compliquer sérieusement l’accord entre Suisses et Chinois. Si le Département américain de l’agriculture ainsi que la FDA (Food and Drug Administration) devaient le remettre en cause devant la CFIUS, sous le titre de la «sécurité de l’approvisionnement», la tâche des promoteurs du deal pourrait devenir plus difficile.

Rebonjour Monsanto

Le Département du trésor des Etats-Unis, qui tient la barre dans cette procédure, est d’ores et déjà saisi d’une demande provenant de quatre sénateurs. Ces derniers soutiennent qu’une reprise par ChemChina pourrait changer la gouvernance, la stratégie et la «santé financière» de Syngenta, avec des conséquences importantes pour l’agriculture américaine. Parmi ces signataires, on trouve Chuck Grassley, sénateur républicain de l’Iowa. Or, un des alliés les plus importants du sénateur s’appelle: Monsanto, une vieille connaissance…

Cependant, les propagandistes de ChemChina font tout pour convaincre les investisseurs de l’excellence de leur projet. D’ailleurs, le financement en est assuré par des banques internationales, malgré le fait que ce procédé augmente encore l’écrasante dette du groupe étatique chinois.

La raison pour laquelle ChemChina ne veut pas que l’Etat chinois finance la transaction reste un secret. Apparemment, le groupe tient à démontrer son indépendance. Toutefois, cette démonstration ne semble pas convaincre John Ramsay, qui a longtemps assumé la direction financière du groupe. Et qui pose cette question: ces nouvelles dettes n’auraient-elles pas l’effet contraire, à savoir une dépendance accrue?