Les télétravailleurs frontaliers à la veille d’un casse-tête ubuesque
Monde du travail
Des lois incompatibles entre la Suisse et la France et des règles contraignantes en matière de travail à distance, suspendues durant la pandémie, doivent être remises en vigueur. Elles devraient largement empêcher les frontaliers de travailler à domicile

Un halo de suspense entoure les frontaliers adeptes du télétravail. Tout indique qu’ils seront sous peu dans une situation ubuesque, victimes à la fois de lois dépassées, d’une coopération transfrontalière inefficace et de relations diplomatiques difficiles entre Berne, Paris et Bruxelles. Une suspension des règles en matière de télétravail, une pratique marginale avant le covid, a été mise en place au début de la pandémie pour permettre aux frontaliers de travailler à domicile autant qu’ils le souhaitaient. Mais avec l’accalmie sanitaire, les suspensions vont être levées, peut-être dès le 1er avril.
Un règlement européen (le n° 883/2004) sur la coordination des systèmes de sécurité sociale prévoit que si un salarié domicilié dans un Etat autre que celui de son employeur consacre plus de 25% de son temps à travailler à distance, la totalité de ses assurances sociales doit être payée auprès de l’Etat de son domicile. Autrement dit, un frontalier employé par une entreprise à Genève ne peut pas travailler depuis chez lui plus d’un quart de son temps de travail s’il veut être assujetti aux assurances sociales suisses, moins onéreuses qu’en France.
Deux volets complexes
Il y a aussi un volet fiscal, plus complexe et qui dépend d’accords entre la Suisse et la France et qui est traité différemment selon les cantons. A Genève et Fribourg, un frontalier paie en France ses impôts dès sa première heure de travail en France, quand bien même il œuvre pour une entreprise en Suisse. Dans les cantons de Berne, Soleure, Bâle, Vaud, Valais, Neuchâtel et du Jura prévaut une imposition exclusive en Suisse moyennant le versement par leurs autorités d’une compensation de 4,5% des salaires à la France.
Selon le droit français, un employeur en Suisse est, en outre, tenu de prélever un impôt à la source pour le compte d’un employé redevable de l’impôt sur le revenu en France. Or, de l’avis du Département fédéral des finances, la retenue d’impôt en Suisse pour le compte d’un Etat étranger peut constituer une infraction pénale. Quand le télétravail était marginal, on composait avec cette incompatibilité, ce qui n’est plus possible désormais.
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La levée de la suspension de ces accords, sociaux et fiscaux, pose problème car le monde s’est mis à télétravailler comme jamais auparavant et bien des entreprises veulent garder cette pratique qui désengorge les routes, améliore la qualité de vie des collaborateurs sans ternir leur productivité. Or à ce stade, pour des questions administratives, financières et politiques, tout indique que ça ne sera pas possible pour les frontaliers.
Des discussions ont lieu entre le fisc français et le Secrétariat d’Etat aux questions financières internationales (SFI) pour résoudre le problème de l’incompatibilité des lois fiscales entre les deux pays. «Nous voulons convenir d’une solution mutuellement acceptable qui préserve les intérêts suisses, mais l’issue de ces discussions est totalement ouverte et nous ne communiquons pas sur leur contenu», indique un porte-parole du SFI.
Sur le front des assurances sociales, des politiciens français poussent pour un changement de règles. Un sénateur républicain de Haute-Savoie, Cyril Pellevat, a proposé en mai qu’on augmente la part de télétravail de 25% à 40%, ce qui permettrait à un résident français employé en Suisse (ou de n’importe quel pays en Europe travaillant dans un autre Etat du continent) d’effectuer deux jours de travail chez lui sans cotiser en France. Le dossier attend d’être traité à Bruxelles depuis juillet. «Depuis que j’ai déposé ma demande, aucun parti ne m’a dit qu’on n’irait pas de l’avant. Il faut donc être optimiste», selon Cyril Pellevat.
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«Il est peu probable que la règle des 25% bouge, car aucun Etat de l’Union européenne ne sera d’accord de renoncer à encaisser des charges sociales qui lui reviennent en application du Règlement 883», estime Olivia Guyot Unger, directrice du Service d’assistance juridique de la FER Genève. «Sur le volet fiscal, c’est le flou le plus total. Rien ne transparaît des discussions entre le SFI et Bercy.»
«Les employeurs ont souvent intérêt à ce que leurs salariés puissent faire du télétravail, peu importe où, et ils veulent pouvoir tous les traiter de la même manière, ajoute-t-elle. Un employé n’y perd pas forcément à payer des impôts en France. Par contre, pour les charges sociales, ce serait calamiteux tant pour l’employeur que l’employé car elles sont entre deux et trois fois plus importantes en France.»
A la fin 2021, 39,6% des salariés en Suisse ont effectué du travail à domicile, selon l’Office fédéral de la statistique qui recense 348 000 frontaliers titulaires du permis G dans le pays, dont 150 000 sur sol romand où ils contribuent à hauteur de 20% du produit intérieur brut romand.
La recommandation de la FER Genève
«Si demain les frontaliers en télétravail ne cotisent plus en Suisse mais en France, cela générera vite des dizaines de millions de pertes en Suisse», relève David Talerman, auteur du livre Travailler et vivre en Suisse. «On parle de gros sous, tout le monde se tend et en plus en France, le monde s’arrête six mois avant une élection et six mois après.» La présidentielle est prévue pour le 10 avril.
Le fait que Berne ne se soit pas entendue avec l’Elysée sur l’achat des avions F-35 et qu’elle se soit retirée des négociations en vue d’un accord-cadre avec l’UE n’a pas aidé, selon David Talerman. «Dans un château de cartes, si on en enlève quelques-unes, ça a un impact sur d’autres cartes, dit-il. Je serais surpris qu’on ait des avancées significatives dans les mois à venir sur le télétravail frontalier.»
«Dans ces circonstances, et vu les incompatibilités de lois entre la Suisse et la France, nous recommandons aux entreprises de ne pas permettre le télétravail aux frontaliers», conclut Olivia Guyot Unger. «Ces questions illustrent la problématique des régions transfrontalières, passées sous le tapis avant l’ère du télétravail. Il y a un intérêt public supérieur à trouver des solutions.»