Oubliez le machine learning, la blockchain, l’intermédiation ou toute autre innovation que l’imaginaire rapporterait au mot start-up. Terrabloc est bien une jeune entreprise de quelques employés qui cherche à grandir et à fignoler son modèle d’affaires. Mais elle ne travaille pas dans un garage, n’a pas d’open space ni de données stockées dans le cloud. Cela ne l’a pas empêchée de remporter la deuxième édition du Prix SUD, le prix de la start-up durable créé et organisé par Le Temps, qui a été remis jeudi soir à Lausanne.

Terrabloc travaille la terre. Celle de nos sous-sols, celle dont plus personne ne veut. Elle la récupère sur les chantiers, la concasse, la mélange, la compresse et en fait des briques. Rien de bien technologique, mais la réinvention intelligente d’une technique ancestrale qui s’inscrit dans un mouvement de fonds et bénéficie d’une prise de conscience écologique généralisée. Une deuxième vie pour les déchets d’excavation locaux qui sont recyclés… pour des chantiers locaux.

De savants mélanges

Le produit de Terrabloc, c’est la terre crue. Lorsqu’il présente son activité, le cofondateur Rodrigo Fernandez évoque volontiers la célèbre citadelle de Bam, en Iran, dont les habitations et la forteresse en adobe, mélange d’argile et de sable, s’étendaient sur une superficie de 180 000 m², avant de s’effondrer lors du grand tremblement de terre de 2003.

Cette référence n’est pas de la prétention. C’est une manière de souligner que lui et son associé, l’architecte Laurent de Wurstemberger, n’ont rien inventé en créant Terrabloc. Ils n’ont fait qu’améliorer une vieille recette. «Notre savoir-faire, ce sont les mélanges et les techniques de stabilisation, nous avons réalisé une multitude de tests en amont et désormais, c’est surtout à l’expérience que nous sommes capables de savoir si une terre peut convenir à la fabrication de briques ou si elle a besoin d’être mélangée à une autre», confie l’ingénieur de l’EPFL spécialisé en matériaux. Il ne cache pas non plus qu’une part de ciment – entre 3 et 5% – est ajoutée à ces savants mélanges.

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«Le Temps» a rencontré Rodrigo Fernandez sur le site de la société Cornaz, à Allaman (VD), avec laquelle les deux associés se sont liés. Dans l’un des entrepôts repose un stock brunâtre: quelque 100 m³ de terre particulièrement riche en argile et dont une partie a été piochée pour être ajoutée à une terre plus sèche afin de répondre à une commande de briques à Chexbres.

Tout à côté des milliers de palettes de briques en terre cuite, de pavés et de dalles entreposées chez Cornaz, les employés de l’entreprise sont en train de fabriquer des éléments de murs de soutènement en béton. Mais deux à trois jours par mois, désormais, la machine change de métier. C’est la terre de Terrabloc qui y est compactée dans des moules par une gigantesque et bruyante presse vibrante.

Les trois quarts de nos produits ne sont pas porteurs. Nous n’avons pas l’ambition de remplacer le béton

Rodrigo Fernandez

Cette industrialisation a permis à Terrabloc d’augmenter ses capacités de production de 1000 à 25 000 blocs par jour. Et de réduire les prix à 110 francs le m². Contre 180 francs à ses débuts, lorsqu’elle n’utilisait que sa petite machine débitant une brique après l’autre. Un modèle artisanal plus fort symboliquement, mais qui n’est pas rentable, reconnaît l’ingénieur. Le «brique par brique» est encore utile pour de petits ouvrages, mais il revêt désormais aussi un but pédagogique, comme sur le chantier d’une école à Estavayer-le-Lac, où les élèves ont pu être sensibilisés aux vertus de la brique écologique.

Ce que ces écoliers auront peut-être appris au passage, c’est qu’à elle seule, la fabrication du béton traditionnel, composé de ciment à hauteur d’environ 15%, est responsable de 5 à 10% des émissions totales de CO2 dans le pays. Mais Rodrigo Fernandez prévient, Terrabloc ne va pas tout changer: «Les trois quarts de nos produits ne sont pas porteurs. Nous n’avons pas l’ambition de remplacer le béton.»

Le retour à la terre

Des façades et de l’ornement surtout, donc. Comme une autre technique similaire mais devenue marginale, le pisé, que la révolution industrielle a plus ou moins englouti. La terre était alors devenue un matériau évoquant la pauvreté et l’artisanat. Elle ne faisait plus le poids face à l’efficacité du béton et de l’acier.

Mais aujourd’hui, à l’image de la réalisation de l’Autrichien Martin Rauch pour la Maison des plantes du confiseur Ricola, à Laufon (BL), les charmes séculaires du pisé séduisent de nouveau. Sauf que le prix de cette méthode est un luxe que tout le monde ne peut pas se permettre. «Ce n’est pas la conception que nous avons de Terrabloc, coupe Rodrigo Fernandez. Nous voulons que l’utilisation de la terre se démocratise.»

Cela semble en bonne voie. L’entreprise a déjà réalisé une quinzaine d’ouvrages. Et une quinzaine d’autres sont en préparation, dont certains de grande ampleur. Le bouche-à-oreille fait son œuvre, les projets déjà réalisés rassurent les hésitants et l’expansion s’accélère. En 2018, le chiffre d’affaires de Terrabloc a atteint 200 000 francs. Et il devrait flirter avec les 500 000 francs cette année.

Ce sont des murs vivants. Il y a des reflets grisés, beiges, couleur sable et des variations de teintes entre chaque brique

Manuel Barthassat, architecte

Si le surcoût d’environ 10%, par rapport à des briques d’ornement en terre cuite classiques, retient certains maîtres d’ouvrage, cela n’a pas été le cas du couple Genton. L’un des derniers ouvrages en briques Terrabloc, ce sont les façades extérieures pour un bâtiment de neuf logements à Lancy (GE), réalisé l’hiver dernier. L’un des architectes, Manuel Barthassat, est séduit. «Ce sont des murs vivants. Il y a des reflets grisés, beiges, couleur sable et des variations de teintes entre chaque brique. C’est, en plus, un matériau très respirant qui absorbe une partie de la chaleur.» Résultat, une façade de 205 m² exposée au soleil, mais protégée de la pluie par des terrasses.

Manuel Barthassat espère pouvoir convaincre d’autres clients. «On aimerait retravailler avec Terrabloc dès qu’on le pourra, on va en tout cas militer pour que cela soit possible dans d’autres projets», assure-t-il. Une bonne nouvelle pour la start-up, puisque «nos vecteurs de vente sont davantage les architectes que les maîtres d’ouvrage», résume Rodrigo Fernandez.

Pour la réalisation de Lancy, les briques ont été constituées à partir de la terre extraite sur le même site. Dans l’idéal, Rodrigo Fernandez voudrait que tous les chantiers puissent s’auto-alimenter. Ou que le chemin entre la terre et la fabrication des briques reste limité à une dizaine de kilomètres. Mais les quantités ou la qualité ne sont pas toujours au rendez-vous. Alors le cofondateur de Terrabloc s’est fixé une limite: pas plus de 50 km pour transporter la terre. «C’est la moyenne effectuée par les camions de chantiers à Genève pour aller jeter la terre, parfois en France voisine.»

Le principe de l’économie circulaire appliqué au monde de la construction. C’est l’argument qui a fini de convaincre les membres du jury d’attribuer le Prix SUD à Terrabloc.


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Six voix et 1500 internautes

Les candidatures à la 2e édition du Prix SUD ont été lancées le 9 mai dernier, à l’occasion du Forum des 100. A l’échéance des inscriptions, le 20 juin, 55 start-up avaient déposé leur dossier, dont 12 alémaniques et 43 romandes. Outre Terrabloc, les deux autres finalistes étaient la société zurichoise Hades Technologies – qui utilise l’intelligence artificielle pour révolutionner la surveillance et l’entretien des canalisations d’eau potable – ainsi que la genevoise MagicTomato. Cette dernière propose, via sa plateforme internet, de faire ses courses à distance auprès d’artisans locaux.

Le jury, lui, était composé de six personnes: Eric Plan, secrétaire général de CleantechAlps, Christophe Fischer, expert en économie inclusive au sein de PME Durable, Vincent Eckert, directeur de la Fondation suisse pour le climat, Suren Erkman, professeur en écologie industrielle à l’Université de Lausanne, Edgar Haldimann, responsable du laboratoire d’innovation de Romande Energie, ainsi que Servan Peca, journaliste et auteur de ces lignes.

De la visibilité et du coaching

Un septième membre du jury est venu s’ajouter pour la finale: les internautes. Du 23 au 30 septembre, ils ont été presque 1500 à donner leur voix à l’une des trois entreprises. Terrabloc, avec 625 voix, soit 45,5% des suffrages, a également conquis une majorité de votants.

Pour le vainqueur, pas de récompense sonnante et trébuchante. Mais de la visibilité, via une série d’articles qui seront essaimés dans nos colonnes durant une année et qui permettront de suivre l’évolution de Terrabloc, ainsi qu’un an de coaching avec les équipes du laboratoire d’innovation de Romande Energie, l’entreprise partenaire du Prix SUD. S.P.


Alain Métrailler: «L’influence doit venir des mandataires»

Pour que le secteur de la construction vire plus vite au vert, il faut que les demandes des clients se répètent, selon Alain Métrailler, directeur de l’entreprise sédunoise Dénériaz, vice-président de la faîtière Constructionromande.

Le Temps: Le secteur de la construction est-il suffisamment sensible aux questions environnementales?

Alain Métrailler: Oui, on observe plusieurs évolutions dans ce domaine. Je pense notamment aux matériaux d’excavation que l’on réutilise, au lieu de les mettre en décharge. Ou au béton que l’on déconstruit, que l’on concasse et que l’on peut réutiliser dans l’enrobage des routes. Une autre tendance lourde est l’utilisation de plus en plus fréquente du bois dans les structures d’immeubles. Même si sa part reste encore faible.

Nous n’assistons donc pas à un bouleversement spectaculaire des pratiques?

Nous, entrepreneurs, pouvons faire des efforts sur nos méthodes de travail, notre organisation ou nos déplacements. Mais pour les matériaux et la conception, l’influence doit venir des mandataires. Ce sont les clients, souvent via les architectes, qui font des demandes et qui décident. Et comme ils ne sont pas un ensemble homogène, mais des centaines de milliers d’individus ou d’entités, l’évolution ne peut pas être aussi rapide que souhaité. Sur le principe, tout le monde est d’accord sur le fait qu’il faut préserver l’environnement, mais quand vient la question des coûts…

Les nouveaux matériaux, par exemple la peinture naturelle, peine à convaincre les plâtriers et les peintres en bâtiment. Est-ce de l’immobilisme?

Comme toutes les innovations, cela comporte une part de risque supplémentaire qui doit être discutée entre l’entrepreneur et le client. Ce dernier est-il d’accord d’assumer le fait qu’une peinture devra peut-être être refaite tous les trois ans au lieu de sept?

La prise de conscience généralisée qui a lieu depuis un an a-t-elle déjà une influence sur le secteur de la construction?

Oui, on la ressent, c’est indéniable. Et idéalement, celle-ci devrait mener à une autre prise de conscience: que ce qui est profitable écologiquement peut aussi l’être économiquement. S.P.