Au Tessin, l’âge d’or de Kering touche à sa fin
Luxe
AbonnéCondamné en Italie pour fraude fiscale, le groupe français de luxe est en passe de démanteler ses activités dans le canton italophone, faisant chuter sa contribution fiscale. Cette perte de 70 millions de francs contrarie surtout les communes tessinoises devenues riches grâce à l’ancien premier contribuable du canton

«J’étais le maire le plus chanceux de Suisse.» Marco Lehner regrette un temps désormais révolu. Avant le retrait de Kering, l’élu disposait de bien plus d’argent qu’il ne lui en fallait pour administrer la commune de Cadempino, près de Lugano. Le géant français du luxe, propriété de la famille Pinault, lui assurait 10 millions de francs par an, l’équivalent de deux tiers des recettes fiscales générées par les entreprises. «La source s’est tarie», se désole le maire, qui a récemment rendu publics les résultats 2019 de sa commune.
Kering est en passe de démanteler ses activités tessinoises. A commencer par sa filiale Luxury Goods International (LGI), installée il y a plus de vingt ans à Cadempino. Les municipalités de Bioggio, Vezia et Sant’Antonino sont aussi touchées de plein fouet par cette restructuration, et le Tessin voit ses recettes fiscales s’effondrer.
La filiale LGI jouait un rôle clé pour Kering. Elle était son centre de distribution mondial et son entité la plus lucrative. Mais le groupe a utilisé cette société stratégique pour contourner le fisc italien. Cela lui a valu l’an dernier un redressement de 1,25 milliard d’euros pour fraude fiscale. Cette condamnation retentissante a forcé le groupe français à quitter le Tessin.
Communes privées de richesses
Après son arrivée en 1997 à Cadempino, la société a bouleversé la vie de cette cité-dortoir située à moins de 6 kilomètres au nord de la capitale économique tessinoise. Elu à la mairie un an plus tard, le PDC Marco Lehner aura vécu cinq mandats consécutifs sous la manne fiscale du géant du luxe. Deux décennies durant lesquelles la ville de Cadempino offrait à ses 1550 administrés un rabais de 90% sur la facture de l’eau potable, ou encore un chèque de 1000 francs pour chaque nouveau-né.
Le départ de Kering est «un coup très dur, mais pas dramatique, tente de relativiser le maire. Cadempino deviendra une commune normale, c’est tout.» La normalisation a d’ailleurs déjà commencé. L’an dernier, la municipalité a versé moins de salaires et limité le remboursement des frais de ses élus. Les comptes 2019 trahissent aussi un recul des subsides et prestations communales.
Au cours des vingt dernières années, Marco Lehner a pu s’offrir une nouvelle mairie pour plus de 6 millions de francs. Il a aussi réalisé la construction du Centro Eventi, une salle de concerts et de conférences, ainsi que de deux terrains de football. Le centre sportif communal racheté en 2010 pour 1,6 million à une société privée «profite aussi, si ce n’est surtout, aux habitants des municipalités voisines», s’enorgueillit Marco Lehner. Ce dernier briguera l’an prochain un sixième mandat. A cause du coronavirus, les élections, qui devaient se tenir au printemps dernier, ont été reportées en 2021.
Grâce à Kering, la ville de Cadempino rayonnait. La commune limitrophe de Vezia, où le groupe français a prolongé en 2014 la construction d’un bâtiment logistique de Cadempino, a aussi bénéficié de cette manne. Cette «annexe» rapportait quelque 2 des 2,6 millions versés à Vezia par les entreprises. Malgré l’hémorragie, «la municipalité dispose de finances solides et est capable de faire face aux défis d’avenir», rassure le maire, Bruno Ongaro, élu sur une liste alternative. «Les contrariétés vont surgir plus rapidement qu’on ne le pense», rétorque un conseiller municipal, requérant l’anonymat.
Premier contribuable
A Bioggio, à 7 kilomètres de Lugano, le maire, Eolo Alberti (Lega), est déjà contrarié. Pour sa commune, le manque à gagner se chiffre entre 1,5 et 1,8 million sur les 5,9 millions attendus des personnes morales. Le maire ne confirme ni n’infirme ces montants, que Le Temps a obtenus de source sûre. Les craintes d’Eolo Alberti tiennent à la convergence de deux phénomènes: l’arrivée du coronavirus et le départ de Kering. Bioggio, qui compte environ 1850 habitants, va devoir freiner ses investissements, alors que le covid menace de revenir en force.
Au sud-ouest de Bellinzone, Sant’Antonino abrite un immense entrepôt de Kering. Les rentrées fiscales des entreprises y ont fondu d’un quart, passant de 3,2 à 2,4 millions. La maire PLR, Simona Zinniker, ne souhaite pas commenter ce résultat, signe de l’embarras qui gagne sa commune.
Plus globalement, à l’échelle du canton, les comptes 2019 font état d’un manque à gagner de 57,2 millions sur les 336 millions prévus pour l’ensemble des personnes morales. Sans nommer Kering, le Conseil d’Etat invoque «la réorganisation des activités d’un important contributeur» pour expliquer ce recul. Au total, le géant du luxe aura réduit sa facture fiscale de plus de 70 millions sur les quelque 90 millions qu’il versait annuellement dans le canton. Le groupe était le premier contribuable du Tessin.
D’autres restructurations à venir
Ce bilan, chiffré pour la première fois, va continuer de s’alourdir: «La majorité des activités opérées en Suisse sont en train d’être regroupées dans un nouveau hub logistique unique situé dans le nord de l’Italie», indique un porte-parole de Kering. «Ce projet sera mis en œuvre sur trois ans, de 2020 à 2022.» Un nouveau cycle de restructuration s’annonce, et il semble actuellement peu probable qu’un nouvel acteur économique se substitue à Kering.
Le Tessin déplore les déboires fiscaux du géant du luxe en Italie. Selon Kering, la restructuration de ses activités tessinoises était envisagée bien avant sa condamnation. «Le groupe était parvenu en 2017 à la conclusion que la structure logistique en Suisse, répartie sur 20 entrepôts, était saturée et donc de moins en moins efficace», affirme le porte-parole. «Il a alors été décidé de mettre en place une réorganisation du réseau.»
Entre 2018 et 2019, LGI a ainsi supprimé 450 postes de travail sur les quelque 900 qu’il comptait au Tessin. Mais c’est bien sous la pression judiciaire que la filiale a transféré en Italie la vingtaine de hauts cadres qui bénéficiaient d’un statut de contribuable au forfait au Tessin. Ils y versaient 2 à 4% d’impôts sur leur revenu, alors qu’en réalité ils vivaient et travaillaient dans la Péninsule.
Zone franche en Europe
Pour l’exercice 2019, LGI s’attend à un effondrement financier. L’ampleur ne sera connue qu’en 2021, en raison du décalage annuel qui caractérise les bilans de Kering. Avant ses déboires fiscaux, la filiale tessinoise avait atteint des sommets en 2017 et 2018, avec un bénéfice net annuel de 2,5 milliards de francs. Une performance rare en Suisse, dépassant de loin les résultats de Swisscom, Swatch Group ou Adecco.
La société LGI commercialise l’ensemble des marques appartenant à la famille Pinault: Gucci, Saint Laurent, Balenciaga ou Girard-Perregaux. Au Tessin, les produits n’étaient pas fabriqués mais assemblés et étiquetés avant de reprendre la route pour l’Italie, la France et le reste du monde. Sans être dédouanés ou taxés, la Suisse constituant une zone franche à l’intérieur de l’Europe.
Ce système a permis à LGI, avec moins de 1000 employés, de concentrer 70% des résultats du groupe Kering, qui compte 30 000 collaborateurs dans le monde. Grâce à un taux d’imposition avantageux à 8%, conclu en 1997 avec le Conseil d’Etat tessinois, la société a fait économiser beaucoup d’argent à sa maison mère. Pour Kering, les années fastes tessinoises appartiennent désormais au passé. Au Tessin, elles laissent un goût amer.