«La Thaïlande perd du terrain, c’est une réalité»
L’héritage des années Thaksin, durant lesquelles le népotisme s’est généralisé, est lourd à porter, affirme Nandor von der Luehe.
Le Temps: Dans les rues de Bangkok, les touristes suisses ne sont guère perturbés par les manifestations antigouvernementales. Hormis quelques intersections clés bloquées, le pays continue-t-il de fonctionner normalement?
Nandor von der Luehe: Je ne le pense pas. Je crois au contraire que cette crise politique, si elle s’éternise, risque d’avoir un impact sérieux sur l’économie thaïlandaise, en particulier dans des secteurs où les entreprises et ressortissants helvétiques sont présents, comme l’hôtellerie, le tourisme, les produits de luxe. Les Thaïlandais ne veulent pas voir la réalité en face, car ils sont habitués à attirer des dizaines de millions de visiteurs par an, mais ce pays a commencé à perdre du terrain depuis plusieurs années. C’est une réalité. Sa compétitivité est en baisse dans plusieurs classements. Les réformes indispensables ne viennent pas. Le besoin de nouvelles infrastructures est réel. Les manifestations de Bangkok sont la face émergée de problèmes sérieux.
– Cette crise tourne autour du sort d’un homme: l’ex-premier ministre et milliardaire en exil Thaksin Shinawatra. Or lorsqu’il était au pouvoir, de 2001 à 2006, l’économie thaïlandaise affichait une belle croissance…
– C’est juste. Mais il faut remettre cela dans le contexte de l’époque. La Thaïlande, comme le reste de l’Asie du Sud-Est, sortait alors de la crise financière des années 1997-2000. Un rattrapage économique a donc eu lieu, sur la base de plans dont Thaksin a hérité de ses prédécesseurs. La force de ce dernier, qui a bâti son immense fortune dans les télécommunications, est d’avoir su bien vendre à l’étranger l’image d’une Thaïlande ouverte, dynamique, conquérante. Son génie du marketing a joué à plein. Le pays en a clairement profité.
Sur le plan politique par contre, Thaksin a utilisé les mêmes méthodes que celles qui lui avaient valu sa fortune: il s’est employé à consolider son monopole sur les électeurs à coups de subventions, de politiques populistes et d’alliances sonnantes et trébuchantes avec d’autres partis. Il faut bien avoir cela en tête pour comprendre la crise d’aujourd’hui. Entré en politique au moment où la dérégulation commençait dans le secteur des télécoms, Thaksin Shinawatra [dont la sœur cadette, Yingluck, est aujourd’hui première ministre, ndlr] a mélangé ses intérêts propres et ceux du pays. Sa politique a été, dès le début, celle de l’argent roi. A tous les niveaux. C’est contre ces pratiques qu’une partie de la population se mobilise depuis des mois.
– Des changements sont donc nécessaires. Mais lesquels?
– Sur le plan économique, la Thaïlande doit s’ouvrir et s’intégrer davantage dans l’économie mondialisée. Beaucoup d’opérateurs économiques, ici, s’imaginent qu’ils vont pouvoir continuer comme avant. Sauf que la situation régionale change à grande vitesse. Désormais, un investisseur suisse désireux de s’attaquer au marché de l’Asie du Sud-Est peut, par exemple, s’établir en Malaisie. Ce pays, dont on parle peu, a récemment modifié sa législation pour permettre aux retraités occidentaux de s’installer, d’acheter de la terre – ce qui reste impossible en Thaïlande – et aussi de travailler à temps partiel. Autre réalité incontournable: la future communauté économique de l’Asean, censée voir le jour en 2015. L’ouverture des frontières qui en découlera exige une intense préparation juridique. Or en ce moment, les Thaïlandais perdent beaucoup de temps.