Les dossiers cartonnés, dans lesquels les médecins écrivent encore à la main, sont voués à disparaître. Place au dossier électronique du patient, qui entrera en vigueur au printemps 2020. Le secteur de la santé va connaître toute une série de changements liés au numérique.

Le canton de Vaud ne veut pas rater cette transition et il veut même en devenir une référence. Il a notamment créé, en mars dernier, le Digital Health Hub au sein du Biopôle d’Epalinges. Celui-ci est dédié aux entreprises actives aussi bien dans l’analyse et la protection des données, le développement d’applications, de senseurs que d’appareils électroniques en lien avec la santé numérique. Ce centre comprend également l’association CARA, un organisme intercantonal qui promeut la cybersanté et le dossier électronique du patient.

Un cas: Bâle se lance dans l’expérience du dossier électronique du patient

Un groupe d’experts a aussi été constitué au sein du Digital Health Hub, comprenant des chercheurs, des cliniciens, des professionnels de la santé, des investisseurs, des prestataires de services et des entrepreneurs. Thierry Weber, un médecin-entrepreneur devenu un spécialiste de la santé numérique, figure parmi eux.

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Le Temps: Dans une année, au printemps 2020, le dossier électronique du patient verra le jour. Qu’est-ce que cela va changer?

Thierry Weber: Le dossier électronique du patient (DEP) est un espace sécurisé dans lequel toute personne pourra réunir ses propres informations de santé. Aujourd’hui déjà, nous possédons tous un dossier médical chez notre médecin. La différence, avec le DEP, c’est qu’il sera accessible en tout temps, n’importe où et de manière sécurisée. Les professionnels de santé pourront y accéder sur autorisation de leurs patients, qui resteront toujours maîtres de leurs données. Les hôpitaux sont légalement tenus de proposer un DEP d’ici à 2020.

Quels en sont les avantages?

C’est principalement l’accès aux données à distance qui sera facilité pour le médecin, les soignants ou le pharmacien. Tous les documents médicaux du patient pourront être stockés dans ce dossier électronique. Celui-ci optimisera complètement la prise en charge. Des modules supplémentaires permettront par exemple la transmission sécurisée des données au sein du corps médical ou encore le partage du plan de traitement du patient.

Il y aura aussi un effet bénéfique en matière de coûts de la santé car, aujourd’hui encore, lorsqu’un patient entre à l’hôpital, il doit souvent refaire une batterie d’examens qu’il avait pourtant déjà faits auprès de son médecin traitant. Le problème, c’est que les résultats de ces examens ne sont pas toujours transmis à temps aux hôpitaux. Et dans l’autre sens, de l’hôpital vers le médecin traitant. Avec le DEP, nous allons vivre une vraie révolution de la pratique de la médecine en Suisse.

Une partie de la population a pourtant des craintes par rapport à la protection de ses données… Les assurances ne risquent-elles pas de s’en emparer tôt ou tard?

Il y a toujours un risque que des acteurs «externes» au patient s’emparent de ses données médicales. Celles-ci devront être hébergées en Suisse dans un environnement hautement sécurisé. Le patient devra pouvoir décider à qui il fournit ses données personnelles. Mais, à mon avis, refaire des tests et des analyses à double dérange encore plus.

L’une de vos missions consiste à faire la promotion de la santé numérique auprès du grand public. Pourquoi, selon vous, ce secteur est-il si important pour le canton de Vaud?

L’un de mes rôles consiste surtout à identifier des projets de santé numérique et à démontrer qu’ils ont un impact positif aussi bien sur la vie du patient que sur les coûts de la santé. Le canton de Vaud est déjà bien positionné dans le domaine de la santé, avec ses hôpitaux de pointe, ses centres de recherche et son industrie bio et medtech. Plus largement, la Suisse romande pourrait aussi devenir une référence en matière de santé numérique, en attirant notamment de nouvelles entreprises. Voyez ce qui se passe en Valais, une région très dynamique dans ce domaine. La santé numérique offrira, entre autres, de nouvelles opportunités en termes d’emplois et participera à l’émergence de nouveaux métiers.

A quels nouveaux métiers pensez-vous?

Je pense, par exemple, aux data managers médicaux. Aujourd’hui, les médecins récoltent des informations. Et sur la base de ces données et de leurs expériences, ils posent un diagnostic et mettent en place un traitement. Le protocole va rester identique. En revanche, ce qui va changer, c’est l’accès à des profusions de données qu’ils vont devoir trier pour pouvoir en faire quelque chose.

Pensez par exemple au monitoring à domicile de patients présentant des maladies chroniques. Aujourd’hui, grâce à différents capteurs, on peut déjà prévenir ou détecter une chute à domicile, vérifier la qualité du sommeil ou mesurer des paramètres biologiques à distance. Ces données ne seront plus seulement récoltées au moment de la consultation mais aussi entre deux rendez-vous chez le médecin afin d’assurer un meilleur suivi, en particulier pour les patients chroniques.

Si un seul patient envoie ses données à son médecin, cela reste gérable. Mais comment fera-t-il lorsque tous ses patients enverront leurs paramètres biologiques? Face à cette surabondance d’informations, les médecins seront probablement épaulés par ces data managers médicaux.

A quelle échéance verra-t-on apparaître ces nouveaux métiers?

La santé est un monde qui évolue par définition assez lentement dans sa pratique car, heureusement, c’est un domaine fortement réglementé. On ne s’engage pas vers de nouvelles voies sans en avoir prouvé les bénéfices d’un point de vue clinique. Il faudra apporter des preuves. Par exemple, si des patients atteints d’une maladie chronique, traités à domicile grâce à des capteurs et à un service performant de télémédecine, présentent une aggravation soudaine de leur état, il faudra prouver qu’en détectant suffisamment vite cette aggravation, on évite une hospitalisation coûteuse. C’est grâce à ces preuves que l’on pourra intégrer la santé numérique dans la pratique habituelle de la médecine.

Grâce à la santé numérique, la médecine n’est plus uniquement réparatrice, elle devient aussi beaucoup plus prédictive?

Notre rêve serait surtout qu’elle devienne préventive! La médecine prédictive pose des questions éthiques très complexes. Que ferais-je, si je savais que j’avais par exemple 88,9% de risques de développer dans les deux ans une maladie incurable et invalidante? Est-ce que ce genre de données doit vraiment parvenir au patient? Personnellement, je préférerais ne pas le savoir…

Quel regard portez-vous sur les bracelets connectés ou certaines applications sur smartphone qui permettent, par exemple, de compter ses pas ou de vérifier la qualité de son sommeil.

Certaines applications ne sont que des gadgets et n’ont que très peu d’intérêt pour le médecin. Mais d’autres peuvent par exemple compléter les traitements médicamenteux chroniques, avoir un impact avéré dans la prévention ou même sauver des vies. L’avantage du smartphone, c’est qu’il est toujours sur soi et qu’il peut servir de support à des applications de santé potentiellement extrêmement utiles.

La santé numérique est très vaste. Elle comprend aussi bien la télémédecine que les réseaux sociaux dédiés à la santé, en passant par l’intelligence artificielle. Par exemple, les réseaux sociaux, si bien maîtrisés et sécurisés, peuvent jouer un rôle intéressant dans la prise en charge des patients chroniques. Grâce à certaines plateformes spécialisées, les patients deviennent des experts de leur pathologie en échangeant avec d’autres patients à travers le monde. C’est particulièrement utile dans certains cas de maladies rares. La plateforme Patientslikeme constitue une référence en la matière et peut fournir des indicateurs de santé anonymisés intéressants pour le corps médical.

La télémédecine appartient aussi à la santé numérique. Elle donne la possibilité au patient de poser des questions à une personne qui n’est pas dans la même pièce que lui. Jusqu’à présent, ces services de télémédecine étaient effectués à distance par des médecins ou des infirmiers. Avec l’intelligence artificielle, on s’achemine vers des conseils médicaux virtuels parfaitement fiables qui permettront de réduire les coûts de la santé.

Aux Etats-Unis, le MIT a récemment présenté des travaux sur l’intelligence artificielle permettant de prédire un cancer du sein jusqu’à cinq ans avant son apparition, à travers l’analyse d’une simple mammographie. La machine va-t-elle se substituer à l’être humain?

En première intention, la puissance du diagnostic d’une machine est équivalente, voire supérieure à celle d’un médecin. Les deux suivent la même logique. Ils se basent sur leurs expériences pour établir un diagnostic. La machine a l’avantage d’avoir une meilleure mémoire et n’est pas confrontée au «parasitage» que peut rencontrer un médecin dans son activité quotidienne.

Cela dit, le remplacement du diagnostic humain par celui d’une machine poserait des questions réglementaires et éthiques évidentes. Par exemple, selon le droit suisse, pour l’instant et heureusement, un diagnostic ne peut être posé que par un professionnel accrédité, soit un médecin. Je dis «heureusement» car à mon sens, on aura toujours besoin de l’être humain, doté d’empathie. Les algorithmes ne sont là que pour soulager ou, tout au plus, compléter le travail du soignant et non le remplacer.

Dans quels autres domaines de la médecine, l’intelligence artificielle (IA) pourra-t-elle jouer un rôle?

L’IA pourrait permettre d’identifier plus rapidement certains effets secondaires d’un médicament. Sa mise sur le marché pourrait dès lors s’accélérer. En médecine personnalisée, elle pourrait permettre au médecin de faire des choix de traitements plus adaptés aux spécificités individuelles des patients. En recherche, l’intelligence artificielle pourrait permettre la simulation de systèmes très complexes, dans l’espoir de mieux comprendre leur fonctionnement.


Profil:

1967: Naissance, mère galloise et père suisse.

1994: Diplôme de médecin et doctorat.

2000: Carrière dans l’industrie pharmaceutique et la medtech.

2008: Entrepreneur en sciences de la vie et création d’une agence de communication médico-scientifique.


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