C’est peut-être un symbole. Juste à côté des bâtiments un peu désuets occupés par l’Ecole d’économie de Paris (PSE) sur les boulevards extérieurs de la capitale française, le nouveau campus flambant neuf de l’Ecole normale supérieure sera inauguré ce jeudi par François Hollande. Le dédale de jardin et de béton gris très années cinquante, surplombé par la façade vitrée des nouveaux bâtiments, signifie-t-il que l’étude des inégalités mondiales appartient au passé?

Collectif de 100 chercheurs

Non, ripostent aussitôt Thomas Piketty et Lucas Chancel, qui pilotent depuis ces locaux la nouvelle banque de données de l’école d’économie de Paris (PSE): «Notre plate-forme interactive est non seulement nouvelle, mais appelée à s’étoffer de plus en plus, expliquent les deux économistes, chevilles ouvrières d’un collectif de plus de 100 chercheurs, pilotés conjointement par les équipes de PSE et de l’université de Berkeley. Nous disposons maintenant de données inédites sur la Chine, l’Inde, et d’autres grands pays émergents. Grâce à notre site, qui sera complété à partir de la fin 2017 par un rapport annuel, les inégalités mondiales, leur décryptage et leurs conséquences, ne seront plus limités aux pays riches et occidentaux».

Le site www.wid.world est, au fond, l’arrière-plan statistique des débats ouverts par le phénoménal succès de l’essai «Le capital au XXIe siècle» publié par Thomas Piketty en 2013 aux éditions du Seuil, et traduit depuis dans le monde entier. Mis en ligne à la fin décembre, officiellement lancée au début janvier, cette banque de données «Wealth & Income» (Richesse et revenus) se veut la photographie la plus complète et transparente des inégalités mondialisées.

Le 1% le plus riche

La base de travail? Les statistiques fournies, pays par pays, par les administrations fiscales et les banques centrales. Les apports nouveaux de cette plate-forme? D’abord son ergonomie. Elle permet, en sélectionnant d’un clic tel ou tel critère, de visualiser en temps réel et jusqu’en 2015, l’évolution de la courbe des richesses détenues par le 1% le plus riche de la population, ou au contraire les 10% les plus pauvres.

Croiser les données américaines, chinoises, européennes, françaises, est en outre désormais possible: «Nous intégrons en permanence de nouveaux chercheurs, et donc de nouvelles sources de données. Nous corrigeons à nouveau dès que de nouvelles sources arrivent. Tout est explicité, vérifié, transparent», confirme Lucas Chancel.

Carburant pour Trump

Le constat global n’est pas surprenant: les inégalités mondiales visualisées sur la plate-forme sont partout en très forte augmentation. Avec des situations spécifiques riches d’enseignements politiques. Exemple aux Etats Unis, où le revenu moyen stagne depuis 1980 alors que les couches les plus aisées de la population ont vu leurs revenus être multipliés par trente durant la même période. L’inflation n’a même pas été compensée. Le pouvoir d’achat a subi une baisse «absolue». Le salaire minimum a diminué de plus de 25%.

C’est un carburant évident pour Donald Trump, selon Thomas Piketty: «Le lien entre la révolte politique des couches populaires et cette réalité statistique me paraît très pertinent poursuit-il. Pour une partie de la population américaine, le rêve américain a disparu. Ceci, en sachant que les Etats Unis demeurent un pays de trajectoire sociale et migratoire ascendante».

La politique n’est pas impuissante

Cette banque de données unique au monde n’est pas «un acte militant», selon Thomas Piketty et Lucas Chancel. Au contraire. «Nous voulons la plus grande transparence. Nous intégrerons le maximum de données. Nous voulons expliciter le plus possible. Nous ne sommes pas des économistes redresseurs de torts. Nous voulons au contraire désenclaver l’étude de la pauvreté et de l’accumulation des richesses».

Point d’orgue toutefois, confirmé par les exemples européens, mais aussi par le cas chinois: la trajectoire en matière d’inégalités, avant impôts, dépend largement des politiques publiques. «Les politiques sociales et fiscales continuent de fonctionner, argumente Thomas Piketty. La politique avec un grand P n’est pas impuissance face aux inégalités».