Travail
La recherche du bonheur orchestre nos vies depuis la nuit des temps. Mais peut-on y parvenir par le travail, valeur centrale de nos civilisations modernes?

Notre siècle aime à répéter que bonheur et travail sont indissociables. Le travail, c’est la santé, nous assène-t-on. Il éloigne l’ennui, le vice et le besoin. Il humanise par le lien social qu’il crée et maintient nos capacités intellectuelles en éveil. Il redresse le perverti, moralise le dévoyé, rend l’homme vertueux. Ceux qui choisissent délibérément de ne pas travailler subissent l’opprobre de leurs contemporains. Que n’a-t-on pas dit sur les rentiers, les oisifs ou plus simplement, les femmes au foyer?
Cette vision du travail comme nécessaire à nos existences est pourtant relativement récente. Dans «Splendeurs et misère du travail», Alain de Botton rappelle que «si le travail a toujours été au centre de toutes les sociétés, la nôtre est la première à suggérer qu’il pourrait être beaucoup plus qu’une pénitence ou une punition, et que nous devons chercher à travailler même en l’absence d’un impératif financier.»
Le travail, signe d’infériorité
L’histoire des hommes est en effet faite d’une modération, voire d’une défiance envers le travail. «Aucune société avant la nôtre n’a été vouée au travail», rappelle Jacques Ellul dans son livre «Pour qui, pourquoi travaillons-nous?». Pour les peuples de l’Antiquité, il était une affaire d’êtres inférieurs, tournés exclusivement vers la subsistance physique. Ergophobe notoire, Aristote parlait d’une incompatibilité foncière entre la satisfaction et un emploi rétribué: «tous les travaux rémunérés absorbent et amoindrissent l’esprit.» En outre, si Grecs et Romains des temps anciens reléguaient leurs activités manuelles aux esclaves, ils n’accablaient pas pour autant ces derniers de corvées. «Les tâches (étaient) généralement légères, et il y a (vait) de larges temps de loisir. Ce qui faisait l’esclave, c’était plus sa privation de liberté ou de citoyenneté que le travail», note Jacques Ellul.
A la conception aristotélicienne, le christianisme est venu ajouter la doctrine selon laquelle les misères du travail sont un moyen approprié d’expier le péché originel. Dans les siècles «chrétiens» du Moyen Âge, le travail était ainsi regardé comme servile, signe d’infériorité et de déchéance. Pour rappel, la Genèse, loin de le définir comme un moyen de se réaliser et d’atteindre le bonheur, le qualifie de châtiment divin: «Puisque tu as mangé de l’arbre que je t’avais formellement interdit de manger, tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.»
Le travail, un outil de développement personnel
Quel a été le point tournant, le moment où le travail a cessé d’être considéré comme une pénitence pour devenir la valeur centrale de notre civilisation? Pour Jacques Ellul, l’Eglise a commencé à valoriser le travail à partir du 17ème siècle par opportunisme, pour sceller une alliance avec la bourgeoisie dont il était le moteur de sa puissance en expansion. Dès cet instant, l’homme qui consacrait sa vie au travail est devenu une sorte de saint: «Bon travailleur, si tu manques la messe du dimanche parce que le patron te retient à l’usine, n’aie pas de scrupules: le Bon Dieu a dit que le travail est une prière».
Au 19ème siècle, avec les penseurs allemands, la morale bourgeoise s’est muée en morale ouvrière et c’est dans les cercles socialistes que l’on a trouvé les discours les plus exaltés sur le travail. «Ce sont les bourgeois qui ont inventé la formule de l’éminente dignité du travailleur mais c’est Marx qui a conduit le prolétaire dans cette conviction désormais indéracinable», relève Jacques Ellul.
De nos jours, le travail est considéré comme un outil de développement personnel et de réalisation de soi. Intrinsèquement lié à notre sens de l’identité – ne dit-on pas «je suis avocat, médecin, ou architecte» et non «j’exerce le métier d’avocat, de médecin ou d’architecte»? – d’aucuns le considèrent comme le pivot autour duquel s’ordonne la construction de soi. La question la plus insistante qui nous est d’ailleurs posée lorsque nous faisons la connaissance de quelqu’un ne porte pas sur nos loisirs ou sur nos lectures mais bien sûr ce que nous «faisons dans la vie».
Le travail peut isoler l’individu
Mais une existence remplie de sens passe-t-elle nécessairement par le portail d’un emploi? Le travailleur qui s’identifie à sa fonction et se perd dans son rôle n’oublie-t-il pas sa personnalité toute entière? Pour Alain de Botton, il y a une cruauté irréfléchie qui se cache dans la magnanime affirmation bourgeoise que chacun peut parvenir au bonheur par le travail: «Ce n’est pas que cette chose soit invariablement incapable de nous procurer ledit bonheur, seulement qu’elle ne le fait presque jamais. Et lorsqu’une exception est présentée comme une règle, nos infortunes individuelles, au lieu de nous sembler être des aspects quasi inévitables de l’existence, pèsent sur nous comme des malédictions particulières.»
Juliet Schor, auteure du livre «La véritable richesse», rappelle que le travail peut isoler l’individu. «Quand on peut se permettre d’acheter des services, on les demande moins souvent comme une faveur. Quand on passe beaucoup de temps au travail, les coups de main gratuits donnés aux amis et aux voisins se font rares. La prospérité elle-même peut être corrosive pour la communauté, en réduisant le besoin que nous avons les uns des autres.»
Les travailleurs polluent plus
De plus, avoir un travail et, pour certains, de gros revenus ne garantit pas la félicité. «Les études aboutissent à ce résultat surprenant: dans plusieurs pays riches, le niveau de bien-être reste le même depuis des décennies alors que le revenu a beaucoup augmenté. Les données des enquêtes suggèrent en outre que la croissance rapide et la prospérité matérielle de la Chine ont réduit, et non augmenté, le degré de satisfaction de sa population.» Si le couple «revenus plus accumulation des heures de travail» n’apporte guère de bien-être supplémentaire, qu’est-ce qui en apporte? Sans surprise, passer plus de temps avec ses amis et sa famille et prendre le temps pour les repas et l’exercice physique.
Juliet Schor rappelle enfin que les ménages qui travaillent plus consomment et polluent plus. Or, l’état inquiétant de la planète commande de gagner moins, dépenser moins et dégrader moins. Réduire son temps de travail «est non seulement une stratégie d’amélioration du bien-être individuel mais aussi une pierre angulaire de la durabilité écologique». Fait étrange, les travailleurs qui ralentissent leurs rythmes ne veulent plus revenir en arrière. «Dans mes recherches, j’ai trouvé des adeptes de la baisse du temps de travail qui avaient à l’origine subi une perte d’emploi ou une réduction involontaire de salaire ou d’horaire, mais qui ont ensuite préféré rester riche en temps.» Le mot de la fin doit revenir à La Bruyère: «il ne manque à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille s’appelât travailler.»