Le Temps: Vous avez réalisé une expertise historique indépendante sur l’affaire UBS. Il y a quelques années, la Suisse avait mis sur pied la Commission Bergier suite à l’affaire des fonds en déshérence. Les historiens assurent-ils désormais une sorte de fonction cathartique au sortir de chaque crise ?

Tobias Straumann: Il y a effectivement une tendance qui va dans ce sens. En ce qui concerne UBS, les gens veulent savoir si cette crise a été un simple accident ou la conséquence de risques nouveaux encourus par le secteur bancaire. Depuis les années 1990, le secteur financier a été caractérisé par une instabilité toujours plus grande, ce qui accroît ce besoin d’explication. Quant à savoir si la publication de tels rapports font partie d’une sorte de rite de «purification » à la suite de chaque crise, je pense que cela a été plus le cas pour le rapport Bergier, moins avec UBS.

- Vous affirmez que les fautes commises par la banque ne sont pas si exceptionnelles en comparaison historique. Pourquoi ?

- Il faut distinguer entre deux phases de la crise UBS: celle des «subprime », puis celle liée au conflit avec les autorités fiscales américaines dans la gestion de fortune. En ce qui concerne les pertes liées à la crise immobilière américaine, la similarité avec d’autres crises qui ont suivi des bulles spéculatives est frappante. Celles-ci se caractérisent non seulement par une augmentation de l’endettement mais aussi par le fait que les participants au marché ont l’impression d’évoluer dans une activité très sûre. On retrouve tout cela chez UBS: les dirigeants de la banque ont eu le sentiment, jusqu’à l’été 2007, d’être très bien positionné et de pouvoir faire face à une éventuelle crise. Cela ressort très clairement à la lecture des rapports internes de la banque et de la Commission fédérale des banques (CFB). Une telle attitude a déjà été obsevée lors des crises précédentes. Il suffit de penser à l’enthousiasme des marchés pour l’Asie dans les années 1990. Plus récemment, on peut se rappeler des arguments qui étaient utilisés il y a dix ans pour justifier l’évaluation des sociétés internet. C’est en cela que les pertes essuyées par UBS dans les subprime n’ont rien de si exceptionnel en comparaison historique. - Et qu’en est-il des fautes commises dans le domaine de la gestion transfrontalière aux Etats-Unis ? - Ici aussi, l’attitude d’UBS reflète en grande partie l’opinion qui a prévalu dans la gestion de fortune en Suisse jusqu’à il y a peu. Certes, on savait que l’on ne respectait pas tout à fait la loi à l’étranger. Mais on se disait que ce n’était pas si grave de ne pas respecter ces règles à 100%. On pensait que les autorités étrangères n’entreprendraient rien contre la Suisse, d’autant plus que les élites des pays voisins y avaient déposé une partie de leur argent . HSBC Suisse a été confronté aux mêmes problèmes. La vraie particularité d’UBS est d’avoir été si peu flexible et peu réactive dans ce dossier.

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Cette crise est donc aussi liée à un certain style de management ?

- Oui. Les anciens dirigeants d’UBS étaient tous des intellectuels de haut niveau, mais ils n’étaient pas pour autant des managers capables de gérer la boutique. Peter Kurer est un juriste brillant, Marcel Rohner un très bon spécialiste des risques, Peter Wuffli un bon directeur financier. Toutefois, aucun d’entre eux n’avait gravi les échelons de l’établissement un à un, en abordant tous les aspects du métier, au contraire de gens comme Lloyd Blankfein chez Goldman Sachs ou Oswald Grübel chez Credit Suisse. Durant les deux dernières crises qui ont frappé des grandes banques en Suisse, on peut aussi observer que les deux anciens dirigeants, soit Peter Wuffli chez UBS et Lukas Mühlemann chez Credit Suisse au début des années 2000, étaient tout deux issus de McKinsey. Ce cabinet de conseil fonctionne avec une structure très décentralisée, la culture de la délégation y est très marquée. Peter Wuffli a fortement poussé à la mise en place d’un mode de fonctionnement décentralisé articulé autour du travail d’équipe chez UBS. Le style était très consensuel et technocratique. Mais dans une grande banque, qui comporte beaucoup de départements très différents, je pense qu’il est nécessaire que les employés sentent de plus près la pression de la direction, surtout lorsqu’il s’agit de transactions délicates.

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