* Administrateur-délégué de Colliers International Suisse romande
Mi-novembre, le Conseil fédéral annonçait la création d’un indice national des prix immobiliers pour… 2017, géré par une task force… de trois personnes. S’inquiéter de ce «détail» n’est pas un luxe, dans un pays où l’on estime la valeur du patrimoine immobilier des particuliers à 1500 milliards de francs. Comment un marché peut-il ou a-t-il pu se comporter correctement sans références solides? La réponse est limpide: on n’en sait rien! La Suisse immobilière s’est contentée, malgré trois crises et quatre à cinq moments de quasi-bulles depuis vingt ans, à estimer ou imaginer – sans jamais la contrôler – une information parfaitement disponible et, en vérité, très simplement accessible. Notre marché est tellement inefficient qu’y investir correspond à jouer au ping-pong les mains dans le dos… en gagnant quand même. Le jeu de Ponzi est plus sûr. Cette lacune est un crime d’insouciance économétrique et politique ou un luxe de riches; l’immobilier concerne 40% de la fortune nationale théorique (selon l’Office fédéral de la statistique, OFS), cette matière est donc aussi important que la 12e révision de l’AVS! Examinons brièvement de quel indice on parlera et à qui il servira, ou, tout simplement, s’il servira.
Il existe une dizaine d’indices disponibles en Suisse et autant d’indicateurs, tous calculés par les acteurs privés du marché. Les méthodes divergent toujours, leurs conclusions souvent. C’est évidemment fâcheux. Aucune société privée, si puissante soit-elle, n’a les moyens ni l’accès à l’exhaustivité du marché (achats, ventes, loyers…). A quoi servent les indices? Bien moins à regarder le passé qu’à anticiper prix, quantités et motifs. Restent les méthodes d’approche, les modélisations mathématiques d’échantillons plus ou moins larges ou significatifs, les extrapolations de signes que l’on pourrait corréler (annonces immobilières, consommation de béton, ventes de robinets…).
L’approche statistique est certes intéressante mais jamais suffisante. C’est la limite de l’exercice. On peut toujours tout justifier par le choix d’une distribution a posteriori dans l’approche bayésienne – du chinois pour les praticiens –, bavarder sur l’exactitude de la forme d’une distribution de l’échantillonnage; tout indice non exhaustif est sujet à caution et ne vaut que par son recul.
Un indice, à l’échelle nationale, ne sera solide que dans dix ans, au mieux. De surcroît, le projet fédéral entend établir un instrument de mesure nationale, limité à l’habitat individuel, donc intégrer le prix des mazots du val d’Hérens à celui de la villa mitoyenne de Horgen. Il y a, ici, au moins 37 marchés complètement différents (villes principales, moyennes, campagnes, stations, le tout mâtiné de mille particularités régionales…), que le calcul d’une moyenne fédérale ne peut que trahir. Dans notre pays, plus que dans tout autre, les indices sont utiles pour autant qu’ils soient limités géographiquement: ce qui est vrai à Romanshorn ne l’est pas forcément dans le val Maggia. Evidence!
A l’heure où quelques cantons, sous le couvert (défendable) d’une harmonisation législative, entendent réévaluer les valeurs fiscales immobilières, il est évident qu’un indice officiel serait une arme de taxation massive, imparable. A Genève – exemple retenu au hasard –, une réévaluation indicielle des 33 000 logements individuels (villas et PPE) révélerait 10 milliards de fortune au bas mot, sur la base des prix constatés en 2012. On peut penser que ce genre d’affirmation relève de la mauvaise foi. Prenons l’exemple de la réévaluation fiscale des 11 000 immeubles locatifs genevois pour 2012. La méthode appliquée par le fisc est enfantine. On compare prix et rendement des immeubles échangés pendant l’année et on applique le calcul à tout le monde, avec quelques correctifs. Donc, parce que trois ou quatre investisseurs farfelus ou inspirés (le trait est forcé) achètent à coup de centaines de millions, sur la base de rendements proches des obligations de la Confédération (c’est-à-dire en dessous de zéro, en termes réels, coûts de transaction, fiscalité directe et inflation déduits), le canton a beau jeu d’expliquer que les prix explosent par comparaisons. A titre individuel, si Pascal Bolomey (nom d’emprunt) de Pompaples, qui construisit en 1980 une maison disons… bourgeoise, voit Franz al Dinar (nom de prêt) payer la sienne, comparable (hormis la décoration) et adjacente à son jardin, à des prix «pétroliers» en cette année 2012, Pascal peut craindre le fisc. Le percepteur se référera, mécaniquement, au prix «Dinar» pour réajuster valeurs et impôts, et mariera statistiquement, sans les consulter, voisins et maisons par la même directive fiscale complètement dépourvue, elle, de la poésie qu’inspire la préfecture de Pompaples. Bonne chance aux statisticiens et aux poètes dans la définition d’une pondération «Bolomar».
La solution est relativement simple, à notre avis. L’Etat perçoit et recense sans exception toutes les transactions directes du pays, par les 27 administrations cantonales. Les cantons connaissent les prix, les lieux, les genres et les dates. Une base légale doit être pensée aux fins d’une collection automatique des registres fonciers, munie d’une codification selon des typologies à définir. Cela se fait dans la plupart des pays européens (dont certains sont aussi fédéraux que le nôtre), cela doit être possible ici.
Sur cette base, à moins de vouloir par l’impôt plumer le pigeon jusqu’au foie, il serait assez facile de construire la base de données qui fait tant défaut, étant entendu que les derniers prix ne sont jamais la valeur, sauf à imaginer que nous sommes une nation de spéculateurs frénétiques. Un recensement, bien plus qu’un indice, voilà ce qu’il faut, et la valeur globale du marché gagnerait au centuple de l’efficience qu’il convient de lui appliquer.
«Notre marché est tellement inefficient qu’y investir correspond à jouer au ping-pong les mains dans le dos…en gagnant quand même»