Jean-Pierre Roth: Le franc s'est apprécié de 1,52 avant le 11 septembre à 1,48. Mais parler d'un engouement pour le franc suisse serait exagéré. Il est vrai qu'il garde une fonction de monnaie refuge. Mais elle reste limitée par rapport à nos expériences antérieures. La BNS tient compte du niveau du franc dans la définition de sa politique. Mais la valeur du franc suisse est librement déterminée par les forces du marché. Elle ne tombe pas sous le coup d'interventions ou du contrôle d'un mécanisme quelconque. Depuis plus d'un quart de siècle, elle est soumise à un régime de change flottant.
– L'appréciation du franc face à l'euro nuit toutefois aux exportations suisses. Ne pouvez-vous intervenir en faveur d'un franc plus faible?
– Nous avons une politique monétaire d'ensemble, elle ne peut viser un objectif de taux de change précis entre le franc et l'euro!
Le taux de change joue un rôle important dans nos décisions de politique monétaire, mais le marché des changes n'est qu'une donne dans cette situation macro-économique globale. Ce n'est pas en corrigeant le cours de change de deux centimes que l'on va effacer les problèmes de l'industrie d'exportation. L'économie mondiale connaît un ralentissement, là se situe le véritable problème.
Suite aux turbulences qui ont suivi le 11 septembre, notre intervention a permis de corriger la forte appréciation du franc, alors en proie à la spéculation, et perçu comme valeur refuge. Nous avons abaissé d'un point de pourcentage les taux d'intérêt en septembre en l'espace de quinze jours. Depuis, les marchés financiers ont été capables de digérer les chocs. Cela dit, le taux de change est le paramètre le plus sensible et le plus douloureux dans une économie exposée à un fort ralentissement global. En raison de ce contexte, les exportations suisses souffrent particulièrement de cette évolution du franc. Mais ne peignons pas le diable sur la muraille. L'industrie d'exportation suisse a les moyens de s'adapter à un environnement compétitif.
– L'Union Syndicale Suisse blâme la BNS pour la hausse du taux de chômage suite à la chute des exportations. Votre mandat ne consiste-t-il pas, en préservant la stabilité des prix, à garantir des conditions favorables pour l'emploi?
– Tant que l'économie mondiale ne redémarrera pas, les exportations ne reprendront pas. Il n'existe pas une seule banque centrale capable de faire le beau temps sur son territoire par une simple décision de ses responsables. On ne peut ajuster au centimètre près la conjoncture suisse en tentant de jouer sur les changes et penser ainsi faire disparaître tous les problèmes.
La BNS a agi dans le cadre de son mandat en créant les conditions nécessaires au redémarrage de l'économie. Elle l'a même fait de manière relativement agressive et plus décidée que d'autres banques centrales. Au printemps dernier, nous avons été parmi les premiers à sentir que la situation se dégradait et avons baissé les taux avant la BCE. Puis, après les deux baisses de 1% au total de septembre, nous avons encore réduit les taux début décembre, pour totaliser 175 points de base de baisse. C'est moins que la Fed (450 points de base en 2001, n.d.l.r.), mais on ne peut pas comparer les deux économies. Nous sommes une économie européenne avec une situation cyclique différente. Et comparée à l'Europe, la Suisse a été plus active sur le plan de la politique monétaire.
– Mais en 2000, on a reproché à la BNS de relever trop vite les taux, puis en 2001, de ne pas les baisser assez vite. Votre politique n'a-t-elle pas été trop restrictive?
– Ce n'est pas vrai: aujourd'hui, il y a ceux qui nous trouvent trop conservateurs, mais il y en a autant qui nous trouvent trop agressifs, et ils constituaient même la majorité auparavant. Finalement, les jugements s'équilibrent plutôt bien.
– La BNS peut-elle agir sur le marché des devises pour influer sur le taux franc suisse-euro?
– Cela doit faire douze ans que nous ne sommes plus intervenus sur le marché des changes. C'est aussi la règle des autres banques centrales. Ces dernières ont réalisé au fil des années que la conduite de la politique monétaire devait se limiter à l'intérieur, et que le fait de vouloir la compléter en intervenant sur les devises ne faisait que brouiller les signaux de politique monétaire. Les baisses massives des taux en septembre ont été notre réponse en vue de rééquilibrer la situation sur le marché des changes.
– Où se situera la Suisse à long terme, sur une échelle allant d'une politique monétaire indépendante à une adhésion à l'union monétaire européenne?
– Les taux d'intérêt en Suisse sont inférieurs aux taux européens. Au fil des années, le différentiel de taux entre la Suisse et la zone euro s'est réduit à 150 points de base. On ne peut exclure une certaine convergence à l'avenir, si les facteurs fondamentaux d'inflation et de croissance sont comparables entre la Suisse et l'UE. Le principal indicateur de convergence des économies de la zone euro, qui a déterminé leur intégration monétaire, a été le regroupement des taux d'intérêt. On peut dès lors très bien imaginer que les degrés de stabilité en Europe et en Suisse atteignent une plus grande convergence et que le marché perçoive un grand parallélisme entre franc suisse et euro. Si le marché apprécie de la même façon les deux économies, l'intégration monétaire sera spontanée. Mais les deux économies sont différentes aujourd'hui. De plus, une situation où les taux suisses et européens convergeraient n'empê- cherait pas la BNS de demeurer indépendante, la Suisse conservant la souveraineté sur les décisions de politique monétaire et sur le choix du moment de les mettre en œuvre.
– L'hypothèse d'un franc ancré à l'euro est-elle concevable?
– Certains pensent que la meilleure stratégie que nous pourrions suivre est celle d'une adhésion unilatérale du franc suisse à l'union monétaire européenne. Mais il ne faut pas se faire d'illusions: si la Suisse n'est pas partie intégrante de l'Union européenne, un ancrage à l'euro attirerait un fort mouvement de spéculation. En effet, dès l'instant où l'on a des changes fixes, le marché cherche à tester la parité, exploitant tout écart éventuel. Ce serait un retour en arrière. Les vagues de spéculation qui pourraient en résulter provoqueraient des turbulences plus fortes que celles qu'on voulait éviter avec l'ancrage.
Si en revanche l'ancrage réussissait, il existerait un autre écueil: les taux d'intérêt grimperaient très rapidement en Suisse. Car si nous épousons l'euro, nos taux d'intérêt vont rattraper ceux de la zone monétaire, gagnant les 150 points de base qui les en séparent aujourd'hui. Imaginez les conséquences d'une telle hausse des taux d'intérêt dans le contexte actuel!
La question de l'ancrage aurait donc des conséquences majeures. Si l'on y recourrait pour améliorer la position conjoncturelle du taux de change, nous risquerions de créer d'importants problèmes pour le fonctionnement de l'économie suisse sur la durée.
– Le scepticisme américain vis-à-vis de l'euro, ainsi que la volonté politique de maintenir un dollar fort ont-ils pu contribuer à maintenir l'euro faible?
– Je ne crois pas que l'on puisse avoir d'effet durable sur une monnaie simplement en exprimant du scepticisme à son égard, même si cela peut brièvement affecter le marché des changes. Sur la durée, les marchés sont beaucoup plus stables et proches des réalités économiques. De telles vues doivent être étayées par les faits. Reste que les marchés financiers sont relativement optimistes, la Bourse et les taux d'intérêt à long terme intègrent un scénario de reprise économique. Ils ont anticipé une accélération progressive de l'activité économique en cours d'année. Et dans le cas des Etats-Unis, il n'y a pas que de l'optimisme: leur forte capacité de croissance a été démontrée pendant des années, ce qui n'est pas encore le cas de l'Union européenne.
– Selon vous, une éventuelle adhésion de la Suisse à l'ONU pourrait-elle offrir à la Suisse un moyen de protéger son secret bancaire face à l'UE?
– Si l'on se base sur l'expérience du FMI, la Suisse y est certes un membre de petite taille. Mais nous avons notre rôle à y jouer. Par analogie, à l'ONU il y a aussi de la place pour les petits. Par ailleurs, à la suite des attentats du 11 septembre, une partie du débat sur la traque de l'argent terroriste, dont les décisions se sont appliquées directement à la Suisse, s'est déroulée aux Nations unies et, en tant que non membre, nous n'avons pas été impliqués dans la réflexion sur ces mesures auxquelles nous avons dû nous soumettre. En ce sens, nous aurions notre mot à dire en cas d'adhésion.