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Une semaine de rencontres avec des bénéficiaires de la microfinance (4): Un bazar, un bar et une quitanda pour refaire sa vie

En retard sur le reste du continent sud-américain, le Brésil finit par se mettre à l'heure du microcrédit. Au grand bonheur de la famille Amaro.

Joaquim Amaro n'en n'est pas peu fier: sa «quitanda» a pignon sur rue à São Paulo. La bruyante avenue où se trouve son magasin de primeurs traverse pourtant l'un des quartiers les plus pauvres et les plus violents de la ville. «Mais ici, il y a du passage, se félicite cet homme de 35 ans. Les clients ne manquent pas.»

Les clients, ils viennent des innombrables favelas alentour. Ouvriers, employées de maison ou autre, ils occupent les fonctions subalternes dans les beaux quartiers de la capitale économique du Brésil. Ex-agent de sécurité, Joaquim, lui, est devenu «micro-entrepreneur». Une initiative que bien des Brésiliens aimeraient prendre pour échapper au chômage qui frappe en priorité les plus démunis.

Il y a huit ans, avec ses maigres économies, Joaquim a ouvert sa quitanda et un petit bar minable. Il a lui-même construit le local, sur un terrain qu'il a envahi, comme c'est le plus souvent le cas ici, dans la périphérie pauvre. A côté, sa femme, Lucilena, a monté un bazar de vêtements usagés dans une baraque de bois. Mais la famille est restée pauvre. A eux deux, Joaquim et Lucilena faisaient un peu plus de 900 reais1 par mois. Une misère pour un foyer qui compte quatre enfants. «C'était très peu d'argent, il manquait des choses à la maison, confie pudiquement Joaquim. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, grâce à Dieu.»

Ou plutôt, grâce au microcrédit. C'est il y a deux ans que Joaquim et sa femme ont contracté leur premier prêt, de 500 reais (265 francs suisses) chacun. «J'étais si heureux! Je n'ai pas eu peur d'être incapable de le rembourser. Je savais que mes revenus allaient augmenter.» Ceux-ci ont quasiment triplé, passant à 1500 reais mensuels. Et ceux de sa femme ont doublé, pour atteindre 600 reais par mois.

Avec l'argent du microcrédit, Lucilena a élargi son bazar. Joaquim, lui, a agrandi son bar et sa quitanda. «Aujourd'hui, je vends des tas de choses que je ne vendais pas auparavant, raconte-t-il. De l'eau, du détergent, des bonbonnes de gaz… J'ai augmenté aussi mon stock de boisson. Du coup, j'ai beaucoup plus de clients. Et je rembourse mon prêt à temps, parfois même en avance!»

C'est Empreenda («Entreprends»), une organisation non gouvernementale spécialisée dans le microcrédit productif, qui a concédé les prêts au couple. Joaquim et Lucilena n'ont même pas essayé d'obtenir un emprunt auprès d'une banque. Au Brésil, les banques n'aiment pas les pauvres. «Le personnel chargé de la sécurité ne libère le portillon qu'à ceux qui ont belle apparence», note Alain Delcourt, 28 ans, directeur d'Empreenda.

De toute façon, l'offre de crédit est restreinte au Brésil – les banques préfèrent prêter à l'Etat, dont le taux directeur, 19,75% l'an, est le plus élevé au monde –, et les taux d'intérêt sont prohibitifs. Les couches populaires, c'est-à-dire 76% des Brésiliens (les démunis et la petite classe moyenne), n'ont donc qu'un accès très limité au crédit bancaire. D'autant qu'à l'instar de Joaquim, entre 25 et 40 millions de Brésiliens pauvres n'ont même pas de compte en banque – faute de pouvoir, là encore, prouver l'existence d'une source de revenus. Et que la moitié de la population active ne peut pas prouver qu'elle a une source de revenus puisqu'elle travaille dans l'économie informelle.

Empreenda pour sa part n'exige ni l'une ni l'autre de ces deux conditions requises pour accorder un financement. Et son taux d'intérêt, 3,99% par mois, est plus modique que celui du marché, en moyenne d'un peu plus de 5% mais qui peut dépasser 12% mensuels… Son taux de non-remboursement (1,6%) est également plus bas que la moyenne du marché, malgré la pauvreté de ses clients. «Contrairement aux banques, nous avons une relation de proximité avec eux, explique Delcourt. Cela nous permet de juger leur solvabilité et leur bonne foi sur des bases palpables.»

C'est en 2003 qu'il a quitté son emploi dans une multinationale de São Paulo pour créer Empreenda avec un compatriote. «J'ai eu envie de travailler en faveur du développement car j'ai du mal à accepter toute cette pauvreté», raconte Delcourt.

Cofondateur de l'ONG, Olivier Beaufils, 29 ans, est lui basé en France, où il se charge de trouver les fonds destinés au microcrédit, qui viennent de donations et de prêts. Parmi les donateurs, figurent Hewlett Packard, la Fondation PPR-Solidarcités (liée au groupe Pinault-Printemps-Redoute) et la Fondation Veolia. Parmi les prêteurs, la succursale brésilienne de Société générale, qui met aussi son savoir-faire à la disposition d'Empreenda.

Aujourd'hui, Empreenda a 260 clients, dont 93% sont dans l'économie informelle. De l'ordre de 200 000 reais, son portefeuille de crédits devrait atteindre le double à la fin de l'année, pour un nombre estimé de 600 clients. Le crédit n'est accordé qu'à condition qu'il soit investi dans une activité productive. «Il s'agit aussi de créer une économie locale, encore à l'état larvaire dans les quartiers périphériques pauvres où se trouve notre clientèle», dit Delcourt.

Empreenda est encore l'un des rares pourvoyeurs de microcrédit productif à São Paulo. Ce type de microcrédit en est encore à ses débuts au Brésil. Il se destine à booster des microentreprises déjà établies, non pas à créer de toutes pièces des activités, modalité plus risquée. A l'heure actuelle, le portefeuille total au Brésil permet de répondre à 2% seulement de la demande. Contre 36% au Paraguay et 72% au Nicaragua. «Le microcrédit a pris du retard au Brésil à cause de l'hyperinflation, qui n'a été vaincue qu'en 1994», note Alain Delcourt.

Les premières initiatives remontent d'ailleurs à cette époque. Et c'est surtout dans le nord-est du pays qu'elles sont implantées. «Dans cette région, de structure semi-rurale, la solidarité, qui permet par exemple le remboursement collectif du crédit, est plus grande qu'en milieu urbain, poursuit-il. C'est pourquoi, le microcrédit y est plus développé que dans les grandes villes comme São Paulo, où les besoins sont pourtant immenses.»

Président du Brésil depuis janvier 2003, le leader de gauche Lula a décidé d'y remédier, en lançant une politique d'encouragement de la microfinance. Basée sur l'inclusion des pauvres dans le système financier, celle-ci a déjà permis à plus de sept millions de personnes d'ouvrir un compte en banque dit «simplifié», c'est-à-dire sans avoir à se plier aux exigences d'usage. Une modalité de crédit trois fois moins chère que les autres – car prévoyant l'escompte des mensualités des prêts directement du salaire ce qui réduit l'insolvabilité – est également introduite, mais elle ne s'adresse qu'à l'économie formelle. Pour financer la clientèle informelle, l'Etat crée Banco Popular.

Et, depuis juin 2003, il contraint les banques à destiner 2% de leurs dépôts en compte courant au microcrédit, à un taux mensuel de 4% maximum. D'abord réticentes, elles ont toutefois joué le jeu, pratiquant parfois des taux plus élevés que la norme, pour couvrir le risque d'insolvabilité de cette clientèle du secteur informel. Ainsi, entre août 2003 et février 2004, quatre millions d'opérations de microcrédit ont été réalisées. Toutefois, seules 10% d'entre elles relèvent du microcrédit productif. Le reste a été destiné au crédit à la consommation, dont l'expansion a vite été accusée d'alimenter l'inflation.

Selon les experts, les établissements bancaires ont fait peu de microcrédit productif jusqu'ici parce que cette modalité n'était pas encore réglementée. Maintenant que c'est chose faite, beaucoup espèrent la massification prochaine du microcrédit productif au Brésil (et la baisse des taux dans la foulée).

Les banques sont prêtes à jouer le jeu. Certaines le font déjà, comme BankBoston, mais sur une clientèle moins pauvre que celle d'Empreenda (dont le crédit moyen est de 1200 reais, contre le double pour les banques). De fait, à la recherche de nouveaux clients, les banques convoitent désormais les couches populaires, leur marché traditionnel – les classes aisées – étant saturé.

Entre-temps, Joaquim a contracté un autre prêt, en juin, de 1000 reais. Objectif: étendre encore son négoce, dans lequel il réinvestit les profits gérés par le microcrédit. Son rêve: faire de sa quitanda un supermarché. Sa femme a elle aussi des plans d'expansion mais elle est plus frivole: «Ses profits, elle s'achète des fringues avec», raconte Joaquim, un rien amusé.

1 100 reais = 53,03 francs suisses.