Des vacances «en Suisse»
Tourisme
L’été touristique sera helvétique ou ne sera pas. Les régions affûtent leurs campagnes de promotion. Celles qui offrent les meilleures perspectives d’isolement auront la cote, avertissent les experts. De quoi appliquer l’expression «boire en Suisse» au tourisme

Un petit garçon édenté à la tignasse en bataille, une jeune femme hirsute, le sosie de Stephan Eicher… Dans sa campagne de promotion post-confinement, Valais Tourisme a opté pour un humour décalé, histoire de dérider une clientèle suisse qui, cet été, sera l’objet de toutes les convoitises.
«Venez comme vous êtes», lance à ces confédérés en mal de coiffeur l’organisme valaisan qui a commencé samedi son opération de charme. Les milieux touristiques partent du principe que la plupart des pays n’ouvriront pas leurs frontières cet été. Pas assez tôt en tout cas pour susciter un énorme élan de réservations internationales.
La para-hôtellerie en pole position
Après deux mois d’un coûteux repos forcé, les hôteliers et autres prestataires se rabattent donc sur la clientèle indigène pour limiter la casse financière. Car les Helvètes commencent à montrer une timide prédisposition aux vacances: «Notre panel de prestataires de la para-hôtellerie montre que les gens ont commencé à réserver, même si on est malgré tout 40% plus bas qu’en temps normal», relève Nicolas Délétroz, responsable de l’Observatoire valaisan du tourisme.
Logique. Alors que le risque de contamination persiste, la clientèle se précipite sur des modes d’hébergement qui leur garantissent un certain isolement, à l’image des villages de vacances Reka. Pour une multitude d’hôteliers, l’avenir est plus incertain et le travail de conviction des offices de tourisme ne sera pas de trop. «On ne va jamais compenser la perte, observe Damian Constantin, directeur de Valais Tourisme, mais il y a un beau potentiel qu’on va chercher à exploiter cet été.»
L’enjeu est posé, il s’agit d’attirer cette année la clientèle qui se préparait à séjourner à l’étranger.
Il y a un beau potentiel qu’on va chercher à exploiter
Proposer le canton de Vaud comme une super alternative à ce qui était prévu. La même stratégie trotte dans la tête d’Andreas Banholzer, directeur de Vaud Tourisme. Le lancement de la campagne se fera ce mois. Pas trop tôt, ni trop tard non plus, puisque lui aussi constate que «les gens commencent à chercher des solutions pour les vacances».
Les gens? Les Suisses, encore et toujours. Notamment les Alémaniques, dont le poids dans le tourisme vaudois a progressé ces dernières années. «Ils sont nos cibles prioritaires, ce sont eux qui ont plus de chances de rester plusieurs jours dans la région. Cela n’a pas changé, par rapport aux années normales.» Mais cette année, les Romands et les Vaudois seront aussi une clientèle à séduire, prévient-il, alors que depuis 2011 le poids des Suisses dans les nuitées hôtelières du canton est passé de 35% à 45%.
Justement, parlons chiffres. Car si, au niveau national, 43% des nuitées hôtelières estivales sont générées par des Suisses, les situations sont très variables. En Valais, en été, près d’un hôte sur deux est Suisse. Mais il y a de grandes disparités selon les destinations. «Des stations comme Ovronnaz ou Arolla ont déjà une solide base de clientèle suisse, note Roland Schegg, professeur à la HES-SO Valais. A Verbier, Crans-Montana ou Zermatt, la clientèle est plus internationale.»
Zermatt investit
Jürg Stettler, autre observateur attentif du tourisme, est ainsi curieux de voir ce que le nid du Cervin concocte: «Cette destination est fascinante, s’enthousiasme ce professeur de la HES Lucerne. Elle a un positionnement très clair axé sur la qualité et la différenciation. Je suis sûr qu’elle se prépare activement.» Début avril, rappelle-t-il, au plus fort du confinement, les remontées mécaniques de la région annonçaient un investissement de 60 millions pour les deux prochaines années.
Direction Genève, autre destination peu prisée des touristes suisses. «Avec 82% de touristes étrangers, nous sommes dans une situation très particulière», confirme Adrien Genier, directeur de la Fondation Genève Tourisme et Congrès. «Cela signifie aussi que nous avons une énorme marge de manœuvre», note celui qui est déterminé à séduire la clientèle nationale, à commencer par les jeunes couples, les préretraités ou jeunes retraités pour leur faire découvrir la «situation room» de la pandémie.
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Autant dire que la concurrence entre les régions sera rude, cet été. «C’est inévitable, il y aura sans doute un effet de cannibalisation, reconnaît Andreas Banholzer, directeur de Vaud Tourisme. Mais c’était déjà le cas avant.» Il faut dire que le touriste suisse est un client intéressant. Il dispose d’un certain revenu et, à la différence d’un voyageur étranger, lorsque le franc est fort, son pouvoir d’achat n’est pas affecté.
Une concurrence donc, mais pas une guerre ouverte non plus. Il y a de la place pour tout le monde, veut-il croire. Pour la région qu’il promeut, c’est l’occasion idéale de mettre en avant des expériences qui ne sont pas forcément «mainstream». «Visiter des régions périphériques, découvrir ce qui existe autour de chez soi… La proximité, la simplicité, la durabilité, ce sont des tendances qui existaient déjà avant la crise.»
L’Arc jurassien «Covid-compatible»
Guillaume Lachat qui tient les rênes de Jura Tourisme ne se berce pas d’illusions: «Il y aura une lutte entre les régions pour attirer les Suisses. C’est une bataille marketing qui va être lancée.» Et à ce jeu-là, selon lui, l’Arc Jurassien – qui dispose d’une plateforme commune de promotion – n’aura pas les moyens de «régater».
Il y aura une lutte entre les régions pour attirer les Suisses
Loin de s’en formaliser, il pense plutôt partir avec une longueur d’avance. «Dans notre région, 70% de la clientèle est répétitive et nous sommes déjà habitués au public alémanique. Et puis, le Jura est un «produit Covid-compatible», parfait pour tous ceux qui ont davantage besoin d’espace et de nature. Nous n’avons donc bas besoin de trahir notre produit touristique.»
Les experts ne le contrediront pas, puisque les touristes, à la recherche de distance sociale, voire de solitude, vont privilégier des lieux peu fréquentés. Reka relève d’ailleurs que son site de Montfaucon est très demandé. Attention toutefois à un écueil, met en garde le professeur Roland Schegg: «Il va falloir créer de la valeur ajoutée. Si les gens ne viennent que pour un jour avec leur sac à dos et leur pique-nique, cela n’a pas grand intérêt.»
Le spectre de la guerre des prix
Dans cette quête effrénée au client suisse, Andreas Banholzer identifie une autre menace: c’est la tentation de faire des promotions, de jouer sur les prix bas pour se distinguer. Dangereux, alors que les dégâts liés aux fermetures printanières se chiffrent déjà en milliards de francs: 8,7 milliards, selon la dernière étude d’impact réalisée par la HES-SO Valais.
Président d’Hotelleriesuisse, Andreas Züllig va plus loin. Pour cet hôtelier de Lenzerheide (GR) interrogé par plusieurs journaux alémaniques, une guerre des prix est inéluctable car Lucerne, Interlaken ou Engelberg, privées de leur clientèle internationale, vont tout faire pour concurrencer le Valais et les Grisons.
Un jeu dont personne ne va sortir gagnant, avertissent les experts. Les prestataires touristiques, qui en temps normal affichent des marges modestes, sont très affaiblis par le lockdown de ces derniers mois. Qui plus est, ils doivent élaborer un concept sanitaire et, souvent, réduire les capacités pour répondre aux normes de distance sociale.
Créer de la valeur ajoutée
«Financièrement, c’est très lourd. Les charges fixes sont très élevées, le prix est infléchi et les charges en hausse avec les mesures à prendre», confirme Christophe Ming, qui dirige l’Astra Hotel Vevey. «Les baisses de prix, je n’y crois pas et je n’ai pas envie d’y croire, s’exclame Adrien Genier, le directeur de la Fondation Genève Tourisme et Congrès. La population a conscience que ces entreprises ont besoin de revenu. Ce qu’il faut, c’est ajouter de la valeur.»
Etoffez, enrichissez la prestation, insistent, unanimes, les professionnels. «Si des bons de réduction peuvent exister, ils devraient idéalement être financés par les instances étatiques, recommande Andreas Banholzer. Nous sommes en discussion à ce sujet.»
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Une seule certitude se dégage à trois semaines du début de la saison d’été: «On ne deviendra pas riche cette année», ponctue Guillaume Lachat, directeur de Jura Tourisme. Mais mon message à nos membres est le suivant: «Cet été, nous travaillons pour les trois, quatre années à venir.»
Car, bien involontairement, le coronavirus semble imposer ce que beaucoup appellent de leurs vœux depuis des années: un tourisme doux et local. A moins que ce minuscule fauteur de troubles ne déclenche une deuxième vague de contamination. Un scénario que les milieux touristiques n’occultent pas, tout en espérant qu’il ne se concrétisera pas.
Le tourisme à l’heure du coronavirus
Conditions d’annulation: dialoguez directement avec le prestataire touristique, conseille Isabelle Jan, fondatrice de la start-up vaudoise Private Deal. Cette ancienne hôtelière souligne que les plateformes touristiques ont eu un comportement très critiqué durant la pandémie. Discutez toutefois bien les conditions pour savoir jusqu’à quand l’annulation est sans frais ou si celle-ci se fait en espèces ou par un bon.
Hébergements insolites en verve: tentes ou cabanes dans les arbres, yourtes, camping-cars. Toutes les solutions qui offrent indépendance et isolement sont d’ores et déjà très recherchées. Même si elles se sont bien développées ces dernières années, elles restent marginales par rapport au reste de l’offre. Restent bien sûr les traditionnels appartements de vacances dont les régions touristiques que sont le Valais, les Grisons et le Tessin regorgent.
D’autres régions en embuscade: à l’instar de l’Arc jurassien, les destinations connues pour un tourisme doux s’annoncent d’ores et déjà très prisées. En Suisse alémanique, l’Emmental ou la Suisse centrale pourraient par exemple tirer leur épingle du jeu, relève Véronique Kanel, porte-parole de Suisse Tourisme, qui rappelle toutefois que des régions comme le Tessin offrent aussi des havres de solitude en montagne.
Masques et désinfectants: Les prestataires sont à pied d’œuvre pour mettre en place des concepts sanitaires à même de rassurer le client, mais aussi les autorités. Adrien Genier, directeur de la Fondation Genève Tourisme et Congrès, plaide en faveur d’une initiative nationale, une sorte de label «corona safe» assurant aux clients que l’établissement dans lequel ils séjournent répond à certains critères en matière d’hygiène et de respect des normes de sécurité.