Veronica Weisser: «Le problème des retraites en Suisse n’est pas celui des femmes, mais des mères»
Prévoyance
L’évolution démographique pose un énorme défi au système de retraite. Si la population ne veut pas travailler plus longtemps, il faudra accepter un niveau de vie plus faible, prévient Veronica Weisser. L’économiste et experte en prévoyance chez UBS explique pourquoi la réforme AVS 21 est importante

Veronica Weisser est responsable de l’Innovation Hub prévoyance chez UBS Suisse. Elle tient régulièrement des conférences en Suisse et à l’étranger sur l’économie mondiale, les marchés financiers ainsi que sur le système de retraite helvétique. Pour Le Temps, cette polyglotte, née en Afrique du Sud, décrypte les points forts du sondage de M.I.S Trend et les enjeux de la réforme AVS 21, à quelques semaines de la votation. Au-delà, elle analyse les défis que doit affronter à long terme notre système de retraite. Veronica Weisser n’a pas peur d’aborder les questions qui fâchent: elle déplore le manque de solidarité entre les générations.
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Le Temps: Les Suisses sont de plus en plus inquiets pour leur retraite. Seuls 60% d’entre eux expriment encore leur confiance dans le système, montre le sondage M.I.S Trend réalisé pour «Le Temps». La prévoyance est-elle en crise?
Veronica Weisser: Le système est excellent, mais on nous a fait trop de promesses. La réalité, c’est qu’en Suisse nous avons les retraités les plus riches du monde. Les pays qui se rapprochent de notre niveau sont ceux où l’on travaille plus longtemps et où les cotisations et le taux de natalité sont plus élevés. Chaque pilier est confronté à de grands défis. Pour résumer, la problématique de l’AVS est qu’on nous promet des rentes qui seraient financées par des enfants que nous n’avons pas. Depuis les années 1970, nous n’en avons pas suffisamment. Notre situation démographique est comparable à celle du Japon. La seule différence, c’est l’immigration en Suisse, qui ne résout pas le problème mais qui permet de le repousser. Le souci du deuxième pilier est que nous nous versons des rentes avec un capital qui ne nous appartient pas. La prévoyance professionnelle ne peut continuer à fournir les rentes promises que grâce à une redistribution, au détriment des jeunes générations. Or ce mécanisme n’est pas prévu dans la prévoyance professionnelle, car, contrairement à l’AVS, le principe est que tous les assurés se constituent leur propre rente. Enfin, nous n’épargnons pas assez dans le 3e pilier, car personne ne nous y oblige.
La réforme AVS 21, soumise au peuple le 25 septembre, est-elle un compromis équilibré?
Dans toutes les modifications qui ont été proposées par le passé, on constate que le fardeau de l’assainissement pèse sur les jeunes. C’est encore le cas avec la réforme AVS 21. Le projet n’est donc pas équilibré, car toutes les générations devraient y contribuer. En revanche, c’est la meilleure réforme que les jeunes peuvent attendre, vu la situation politique et la structure de la population qui vote. La situation va empirer pour eux dans les prochaines années. Il est clair que les jeunes vont devoir travailler beaucoup plus longtemps. La génération qui arrive à la retraite a la responsabilité de participer à la résolution de cette problématique. Nous avons calculé que, selon la législation actuelle, les promesses de rentes AVS dépassent les recettes futures d’un montant équivalent à 126% du produit intérieur brut (PIB) suisse, ce qui montre la nécessité de réformer le premier pilier.
Selon les premiers sondages, la réforme serait acceptée. On observe une différence marquée entre les hommes et les femmes. Ces dernières sont beaucoup plus réticentes. Comment les convaincre?
Les coûts de cette réforme pèseront sur les épaules des jeunes générations, et non des femmes. Comme elles vivent plus longtemps, les femmes touchent l’AVS pendant quatre ou cinq années de plus. En outre, le premier pilier est un élément de revenu beaucoup plus important pour elles, car leur prévoyance professionnelle est plus faible que celle des hommes. Avoir une AVS garantie financièrement pendant sa retraite compte davantage que de travailler une année de plus. Les compensations sont suffisamment généreuses. En fait, le problème des retraites en Suisse n’est pas celui des femmes, mais des mères. L’Etat devrait investir massivement dans la garde d’enfants afin de permettre aux mères de travailler davantage, ce qui améliorerait leurs retraites et garantirait aux entreprises d’avoir suffisamment de personnel.
Cette votation est-elle décisive pour l’avenir des retraites?
AVS 21 est une petite réforme pour assurer le financement durant les douze prochaines années. Elle est cependant décisive, car si cet objet n’est pas accepté, je ne vois pas comment d’autres réformes de plus grande ampleur pourraient, à l’avenir, être mises en œuvre. L’augmentation de l’âge de la retraite des femmes à 65 ans et celle de la TVA de 0,4 point de pourcentage réduiraient les lacunes de financement actuelles d’environ un tiers. Mais, à presque 90% du PIB, le trou reste encore considérable. Les personnes qui arrivent aujourd’hui à l’âge de la retraite en Suisse n’auront en moyenne travaillé et versé des cotisations AVS que pendant 1,8 année pour chaque année pour laquelle elles percevront une rente AVS. En 1948, lorsque l’AVS est entrée en vigueur, le rapport était encore de 3,4 années de cotisation par année de perception de la rente. Cela s’explique par le fait que les personnes qui atteignent aujourd’hui l’âge de la retraite percevront une rente pendant vingt-quatre ans en moyenne, au lieu de treize ans en 1948.
Selon notre sondage, 71% des personnes interrogées sont défavorables au relèvement de l’âge de la retraite. La réforme peut-elle passer la rampe?
Il faut faire une distinction entre une augmentation générale de l’âge de la retraite et l’harmonisation de l’âge de la retraite des femmes. Il n’est pas du tout sûr qu’AVS 21 soit acceptée. Je pense que le résultat sera très serré. Si on ne veut pas travailler plus longtemps, il faudrait faire beaucoup plus d’enfants. Nous avons calculé que la Suisse devrait afficher un taux de fécondité d’environ cinq enfants par femme pour que le fonds de compensation de l’AVS soit à l’équilibre d’ici à 2070. Mais un taux de fécondité aussi élevé n’est clairement pas une option réaliste. Si on ne souhaite pas travailler plus longtemps, on doit accepter un niveau de vie plus faible. Nous observons une grande solidarité entre les générations, mais seulement dans le cadre familial. En dehors de ce cercle, on ne voit pas jusqu’à présent de solidarité des retraités et des personnes plus âgées envers les plus jeunes générations. Je ne pense pas que ce soit une génération plus égoïste que les autres, mais plutôt qu’elle n’a pas compris l’impact sur les nouvelles générations. C’est un problème que l’on constate aussi dans les débats sur l’environnement: l’idée que ce sont aux autres de résoudre le problème et pas à moi. Tout le monde doit prendre ses responsabilités. L’AVS n’est pas l’unique problème de financement de l’Etat. Le système de santé est une catastrophe de la même ampleur. Nous avons besoin que les 50 ans et plus contribuent à résoudre ces problèmes, car ce sont ces générations qui détiennent le capital. Si celles-ci ne sont pas solidaires, les prochaines seront beaucoup plus défavorisées.
Que pensez-vous de l’initiative qui propose de renforcer l’AVS grâce aux bénéfices de la Banque nationale suisse (BNS), qui semble séduire à en croire notre sondage?
Ce n’est pas une solution durable. La BNS a en ce moment deux sources de revenus. La première, ce sont les taux négatifs, qui vont bientôt s’arrêter. La deuxième, c’est l’argent que la Banque nationale a imprimé pour acheter des devises étrangères afin d’affaiblir le franc. Le problème avec cet argent, c’est qu’il est en euro et dans d’autres monnaies étrangères. Il faudrait transférer ces montants en franc, ce qui est le contraire de ce que veut faire la BNS. La Banque nationale veut réduire son bilan, qui atteint près de 1000 milliards de francs, et non pas l’accroître. De plus, les résultats de la Banque nationale se traduisent par une énorme volatilité. La BNS a essuyé une perte de 95,2 milliards de francs au premier semestre. Si on cherche une source de revenus stable et en franc suisse, ce n’est donc pas vers la BNS qu’il faut se tourner.
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De quels pays la Suisse pourrait-elle s’inspirer pour revoir le système des retraites? Y a-t-il des exemples à suivre?
La Suède est l’un des pays qui a le mieux réussi à réformer son système. Mais, honnêtement, de plus en plus de pays semblent plus attractifs que la Suisse. La dernière réforme de l’AVS à avoir été acceptée remonte à 1995 avec le relèvement de l’âge de la retraite des femmes de 62 à 64 ans. Depuis, toutes ont été refusées. Seule exception, l’acceptation de la réforme de l’imposition des entreprises en 2019, qui n’était pas une votation sur la prévoyance, mais qui octroyait un financement additionnel en faveur de l’AVS.
Les Suisses font-ils assez attention à leur prévoyance?
J’ai grandi en Afrique du Sud où tout le monde comprend qu’il s’agit de son problème, de sa responsabilité. En Suisse, plusieurs générations ont vécu avec une retraite tellement confortable qu’ils pensent que l’Etat va tout résoudre. Or, les réformes ont de la peine à passer la rampe. Quant aux réformes du deuxième pilier, je ne suis même pas sûre qu’elles vont passer au parlement et qu’on aura l’opportunité de voter. L’absence de révision de la prévoyance professionnelle pourrait toutefois être moins grave que ce que je craignais il y a quelques années, car 90% des caisses de pension ont déjà mis en place des réformes. Les caisses de pension ont arrêté de croire que les autorités politiques allaient parvenir à une solution. Elles ont baissé le taux de conversion et la déduction de coordination. Certaines ont augmenté l’âge de la retraite.
Que peuvent faire les jeunes pour améliorer leur prévoyance, et comment les amener à s’y intéresser?
Nous avons tout essayé pour motiver les jeunes à en faire plus pour leur retraite. Environ 15% d’entre eux s’organisent eux-mêmes. Ils n’ont pas besoin de nous. Le problème, c’est les 85% restants. Le plus efficace est de les inviter pour parler d’autre chose et d’aborder le thème de la prévoyance en les prenant par surprise. Ils se rendent compte alors des défis qui se posent et qu’ils sont également concernés. La prévoyance est l’affaire de toutes et tous, pas seulement des retraités et de ceux qui s’approchent de l’âge de la retraite. Les canaux digitaux fonctionnent mieux pour les jeunes, mais seulement pour les 15% qui s’y intéressent déjà. Ces thématiques devraient être abordées à l’école. Pas seulement la prévoyance, mais également les finances personnelles, savoir comment établir un budget ou remplir une déclaration d’impôts. Ce sont des conseils qui sont utiles pour toute la vie.
Est-ce que les Suisses épargnent suffisamment dans le 3e pilier?
Le 3e pilier est facultatif. En comparaison avec les générations précédentes, même les retraités les plus pauvres en Suisse se portent bien. Si on peut se contenter du minimum, il n’est pas nécessaire de recourir au 3e pilier. La réalité, c’est que la plupart des gens veulent conserver leur niveau de vie à la retraite. Dans ce cas, il ne faut pas rester inactif. Je recommande quelque chose de très simple pour préparer sa prévoyance. Dès son premier salaire, il faut mettre de côté 10 à 15% chaque mois, et investir cette somme principalement en actions. C’est beaucoup, mais c’est faisable. Si ce n’est pas possible, épargnez moins, mais de façon régulière. Il ne faut pas oublier de relever le montant versé quand son salaire augmente.
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Profil
1979 Naissance à Pretoria, en Afrique du Sud.
2006 Débuts chez UBS à New York.
2011 Doctorat en économie à l’Université de Berne.
2015 et 2017 Naissance de ses enfants Raphaël et Michaël.
2020 Nomination en tant que responsable des solutions et de la stratégie prévoyance chez UBS Suisse.