«La ville est le lieu où la collaboration est possible»
Forum des 100
Comment les villes peuvent-elles lutter contre les inégalités? Le Forum des 100 a mobilisé Raymond Thomas Rybak, ancien maire de Minneapolis, à en discuter avec Yves Daccord, ancien directeur général du CICR

Les villes ont été de tout temps le moteur de l’économie et de la culture. Elles sont aussi les premières confrontées aux inégalités, aux tensions sociales et aux défis environnementaux qui vont de pair.
En préparation du Forum des 100 qui aura lieu le 14 octobre et pour débattre de la nécessité d’un nouveau pacte social urbain, une conférence a été organisée avec Raymond Thomas Rybak, ancien maire de Minneapolis et aujourd’hui directeur de la Minneapolis Foundation. L’organisation œuvre pour un développement urbain inclusif d’une ville encore en proie à la ségrégation raciale. Face à lui, l’ancien directeur général du CICR Yves Daccord. Il dirige actuellement une initiative sur le thème de la sécurité, du contrat social et du rôle des villes à l’ère de la surveillance numérique et des pandémies au sein du Berkman Klein Center for Internet & Society de l’Université de Harvard. Il est également à la tête du Edgelands Institute qu’il a cofondé à Boston. Cette rencontre était animée par Alain Jeannet, journaliste et producteur du Forum des 100.
Ce compte-rendu est un court résumé de la conférence que vous pouvez retrouver en intégralité et en vidéo sur ce lien (inscription nécessaire).
Pourquoi les villes ont-elles besoin d’un nouveau pacte social urbain?
Raymond Thomas Rybak: Quand nous parlons d’un nouveau pacte social urbain, nous pensons immédiatement à un accord entre la communauté citoyenne et le gouvernement. Aux Etats-Unis, nous avons depuis longtemps pensé que nous n’avions aucun problème à ce sujet. Il est pourtant assez clair que de nombreuses personnes n’ont pas été justement représentées dans ces échanges.
Nous arrivons aujourd’hui à un moment très important. Notre histoire s’est construite sur un système où certaines personnes ont obtenu d’énormes avantages grâce à l’asservissement injuste et même au quasi génocide d’autres races. Aujourd’hui, nous disposons d’un recul important sur tout cela, il est temps d’en tirer les conclusions pour enfin accueillir tout autour de la table une population plus mixte et moins favorisée.
Minneapolis est une ville très paradoxale: connue pour être agréable toute l’année, elle est aussi très inégalitaire. Ce qui s’est passé avec le meurtre de George Floyd n’est qu’un exemple parmi tant d’autres...
RTR: S’il m’était possible d’expliquer en quelques mots le paradoxe de cette ville, mais aussi des Etats-Unis, je serais quelqu’un de très célèbre! Nous avons fait beaucoup pour intégrer les personnes défavorisées. Nous avons aussi eu une réelle politique pour accueillir des populations du monde entier, en particulier d’Afghanistan. Mais nous n’avons pas été aussi inclusifs que nécessaire, notamment pour les noirs et les autochtones.
Depuis l’affaire George Floyd, je vois une réelle mobilisation des associations, mais aussi des différentes communautés: les individus veulent se mobiliser pour faire valoir leur droit. C’est la première grande étape vers le changement.
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Peut-on avoir un regard beaucoup plus international sur ces phénomènes?
Yves D’accord: Nous sommes aujourd’hui tous confrontés, en tant qu’individus, à un problème global. Pensons aux nombreuses inondations cet été en Europe, à ce qui se passe à Kaboul. Nous pourrions aussi parler des incendies en Californie... Les problèmes d’immigration, de sécurité, la crise climatique sont un problème mondial. Et pour corriger les problèmes, les Etats tentent d'agir localement: cela ne fonctionne pas.
Dans ce vide un peu abyssal, on redécouvre les villes. Elles ne peuvent pas tout résoudre, mais elles sont une belle arène politique où les citoyens vivent, travaillent, survivent parfois et la diversité est une réalité. On évoque le terme de nouveau pacte social urbain. Le premier élément à relever dans cela est le mot «urbain». Si tous les problèmes ne peuvent se résoudre dans un cadre local, c’est pourtant dans les villes où cela se produira, où les citoyens pourront se développer et où la transition se fera. Au niveau de l’Etat-nation, c’est beaucoup plus complexe.
N’y a-t-il également pas un problème de légitimité de nos autorités?
YD: Oui, nous vivons une époque où nous assistons à un changement majeur en termes de légitimité et de confiance envers les autorités politiques. Ce n’est pas nouveau, mais ce phénomène est en accélération ces dernières années: les citoyens ne font plus confiance aux gouvernements. Ils ont aussi moins confiance envers les experts, la crise autour de Covid-19 le démontre. Depuis que je suis aux Etats-Unis, je suis frappé de voir des voix différentes tenter de proposer de nouvelles idées. Mais souvent, il y a aussi un problème d’unité entre ces voix, parfois même de la compétition. Elles pourraient au contraire œuvrer ensemble pour faire avancer les choses.
Il faudrait donc créer plus de lien...
YD: Il ne peut être que très bénéfique de développer une proximité très forte entre les citoyens et les autorités d’une ville. La ville est le lieu où la collaboration est possible. Celle-ci reste très compliquée lorsqu’on évoque une relation entre un citoyen et un Etat. Cela doit obliger les autorités et les gens à travailler ensemble pour trouver des solutions aux problèmes. Il y a quelque chose d’intéressant à faire pour repenser les règles qui nous unissent.
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RTR: Ce ne serait pas surprenant de voir l’ancien maire que je suis dire que les maires devraient avoir plus de pouvoir! Les villes européennes et les villes américaines ont grandi différemment. En Europe, le centre-ville est souvent désirable, les populations aisées y vivent. Aux Etats-Unis, c’est l’inverse. Le développement fort de l’automobile a notamment poussé ces catégories à s’exiler dans les banlieues, délaissant les centres-villes où la pauvreté s’est installée. C’est pourquoi, aux Etats-Unis, il est devenu beaucoup plus difficile qu’en Europe de résoudre les problèmes au cœur des villes.
Marchez dans le centre de Minneapolis, vous croiserez de nombreuses femmes portant un foulard. Verriez-vous cela en Europe? L’exemple est totalement superficiel, je le conçois, mais il illustre pourtant la différence d’organisation de nos villes.
Minneapolis a été la première ville américaine à interdire le zonage afin de rendre les logements plus abordables, favoriser la mixité des populations et donc réduire la ségrégation. San Francisco est un contre-exemple intéressant: la ville est une des rares aux Etats-Unis a avoir évolué comme le modèle européen. La richesse se situe au centre et la pauvreté à sa périphérie. Aujourd’hui, cette ville ne peut plus ramener des populations moins favorisées au coeur de son écosystème. C’est pourtant ce mélange essentiel qui est à la base même de la réussite d’une ville et des nouvelles formes de gouvernance que nous devons développer.
La mobilité influencerait donc fortement sur le devenir de nos villes et ses populations?
YD: En effet, c’est très intéressant de voir comment la mobilité a participé aux développements des villes américaines et européennes. D’autant plus que nous sommes dans une ère où la mobilité se transforme radicalement. Mais qui décide? En Suisse, nous avons la chance de pouvoir voter régulièrement sur les choix que nous voulons pour notre avenir, notamment au niveau de la mobilité. Mais de très nombreux endroits n’offrent pas cette possibilité. Cette problématique est cruciale: comment donner aux citoyens la possibilité de s’exprimer réellement pour avoir un impact concret sur le développement de leur ville?
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Quelle influence a eu la mort de Georges Floyd sur Minneapolis?
RTR: La mort de Georges Floyd a poussé la population à se mobiliser comme jamais auparavant. Des noirs, des blancs, des vieux, des jeunes, des pauvres, des riches ont marché ensemble pour demander des changements spectaculaires de notre système.
Il faut le reconnaître, nous n’avons jamais été doués pour affronter les problèmes sur lesquels ce pays s'est construit. Notre récit a toujours été de parler du «Rêve américain», mais il faut aussi reconnaître que tout le monde n’en fait pas partie. Nous devons voir la réalité en face, et c’est ce qui se passe en ce moment.
Nous pouvons changer, nous l’avons déjà fait. Dans les années 40, Minneapolis était connue comme une des villes les plus antisémites du pays. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Le changement est possible, il est impératif.
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Mais le racisme est toujours très présent dans la police aux Etats-Unis. Cela participe à perpétuer les inégalités et le sentiment d’injustice envers les autorités...
RTR: C’est une réelle question. Tout d’abord, le racisme existe partout. Cependant, il existe des lieux où il est encore plus présent, la police en est un. Nous savons que certaines interventions précoces auprès des services concernés, par le biais de la prévention notamment, peuvent empêcher des choses horribles de se produire. Je suis heureux de dire que cela est en train de développer de plus en plus dans le pays.
La question de la sécurité est d’ailleurs cruciale, non?
YD: Nous sous-estimons toujours l’importance de la sécurité. Les citoyens font souvent l’expérience de la police au niveau de leur ville. Et nous pensons pourtant que les problèmes de sécurité sont du ressort de l’Etat. Avec le numérique, notamment le développement de la vidéosurveillance, l’exploitation de la data, les villes auront un rôle plus important à jouer sur ce point. Il faut réfléchir à comment les villes peuvent prendre le relais et n’hésitent aussi pas à remettre en question l’Etat lorsqu’il s’agit de problèmes majeurs et globaux.
En Suisse, nous avons beaucoup de chance car nous avons très peu de problèmes de sécurité, nous y pensons donc peu. Mais ce n’est clairement pas le cas ailleurs, notamment aux Etats-Unis. Le pays est très riche, mais vous devez obligatoirement y penser tous les jours. Les villes auront de plus en plus de prise sur ce sujet, car cette problématique est centrale.
En tant qu’ancien maire, quel conseil donneriez-vous à des personnes qui souhaitent s’engager politiquement pour leur ville?
RTR: Tout d’abord, nous avons réellement besoin de leaders qui viennent de milieux non traditionnels. Ensuite, et cela peut vous surprendre, mais j’ai réalisé que la meilleure expérience que j’ai eue pour devenir maire a été d’être journaliste: il faut parfois savoir se taire et écouter les gens! Ils vous diront très souvent tout ce que vous devez savoir pour réussir et régler les problèmes auxquels vous êtes confrontés.
Prochain rendez-vous: La place des femmes dans la ville (14 septembre 2021, à suivre en ligne)