Le Temps: Cette année, la réunion de Davos a pour thème «Des valeurs partagées pour une nouvelle réalité». Quelle est cette nouvelle réalité? Un monde où sévit une guerre des monnaies, monte le protectionnisme, et dont les démocraties sont fragilisées par la transparence imposée par Wikileaks? Klaus Schwab: Ce sont plutôt les symptômes des nouvelles réalités. Nous vivons sans doute la première année après la crise; cela ne signifie pas pour autant que nous sommes retournés à la période pré-crise. Première nouvelle réalité: le monde industriel traditionnel se trouve dans une situation de désendettement. L’excès de dette des propriétaires de biens immobilier et des consommateurs a été reporté sur les banques, qui l’ont transféré aux gouvernements, qui sont en train de le reporter sur les contribuables. Cela produit une crise sociale et si on continue à résoudre nos problèmes sur le dos des prochaines générations, je vois venir une révolte de la jeunesse, une sorte de nouveau «Mai 68» dont on voit les premiers signes avec les protestations des étudiants en Angleterre contre la politique d’austérité. Deuxième nouvelle réalité: la moitié des décideurs d’aujourd’hui a grandi avec Internet. Cela change leur comportement et cette nouvelle génération est beaucoup plus engagée dans les affaires du monde, à travers les réseaux sociaux notamment. Elle est impatiente et voit justement Wikileaks comme le phénomène d’une nouvelle réalité. Elle a une autre notion de la sphère privée, puisqu’elle est habituée à vivre dans une maison de verre. Troisième nouvelle réalité: on parle beaucoup du changement climatique mais je crois surtout que nous avons atteint un pic dans l’équilibre entre l’utilisation de ressources naturelles et leur disponibilité. Soit nous changeons notre mode de vie, soit nous allons vivre dans un monde avec beaucoup plus de tensions. Nous verrons non seulement des guerres des monnaies, mais aussi des guerres pour les ressources naturelles comme l’eau, l’énergie, la nourriture

– Qu’en est-il de la structure du monde? – Le monde a été anti-polaire, puis unipolaire et maintenant multipolaire. Les conséquences sont énormes et pas encore pleinement reconnues. Si on avait dit il y a vingt ans que la Chine allait secourir des pays européens comme la Grèce ou le Portugal ou qu’elle sera le plus grand producteur d’automobiles dans le monde, on aurait déclaré cela impossible. Cela dit, j’observe un dysfonctionnement de la globalisation. Les règles qui devraient l’accompagner n’existent pas. Les institutions qui ont été créées il y a 65 ans sont aujourd’hui dépassées. D’autant qu’elles sont trop segmentées – l’OMC pour le commerce mondial, l’OMS pour la santé, le FMI pour les finances, le BIT pour le monde du travail - alors que les problèmes sont interdépendants, systémiques.

– De ce point de vue, comment jugez-vous l’action du G20? – Il s’agit d’un pas dans la bonne direction, et le Forum est très engagé dans le processus. Pour la première fois, pour la conférence à Séoul, nous avons organisé que la communauté des affaires puisse participer aux réflexions du G20. Ce mandat a été renouvelé par la France, qui préside le G20 cette année, et par le Mexique, qui sera à sa tête en 2012.Le G20 a gagné sa crédibilité en prenant les bonnes décisions face à la crise; il doit maintenant changer son approche pour ne pas seulement éviter une nouvelle crise, mais au contraire, pour créer un monde plus harmonieux. Le sommet de Séoul n’a pas beaucoup de résultat. Il n’a pas pris de décisions concrètes, mais seulement accepté certains principes. Le vrai test du G20 va venir cette année pour assurer son efficacité, et sa légitimité au sein du système de l’ONU. Peut-être va-t-il s’orienter vers une sorte de conseil de sécurité économique. Dix sièges seraient réservés aux économies les plus puissantes, le reste du monde sera représenté par région et sur une base de rotation.