Le Temps: La branche électrique a-t-elle absolument besoin d’un accord sur l’électricité avec l’Union européenne?

Suzanne Thoma: La situation actuelle est bonne. La Suisse est bien intégrée dans le marché européen de l’électricité, mais ce ne sera plus forcément le cas à l’avenir si aucun accord n’est signé. Je suis persuadée de la nécessité d’avoir un accord, mais il me paraît surtout primordial d’obtenir un bon accord. La qualité du texte final est plus importante que le souhait de le finaliser dans les prochains mois.

– L’accord aura pour conséquence une ouverture totale du marché de l’électricité en Suisse. Ne craignez-vous pas l’arrivée sur le marché suisse de nouveaux concurrents puissants, français ou allemands?

– Aujourd’hui il y a déjà un prix européen de l’électricité pour les gros clients qui consomment plus de 100 000 kWh par année. BKW est donc déjà en situation de concurrence. La libéralisation totale entraînera certaines baisses de prix, mais ce mouvement sera limité. La libéralisation offre à un groupe comme le nôtre l’occasion de se positionner en tant qu’entreprise innovante et de qualité.

– La fermeture de la centrale nucléaire de Mühleberg en 2019, annoncée fin octobre, a été, selon vous, une décision difficile à prendre. Pourquoi?

– Suzanne Thoma: La décision de poursuivre l’exploitation de la centrale devait d’un côté se fonder sur des aspects économiques et financiers. Mais on devait également prendre en compte différentes réflexions d’ordre global et stratégique concernant par exemple le positionnement de BKW dans le contexte économique et politique. Nous nous sommes demandés quand le prix de l’électricité sur le marché libre européen, aujourd’hui au plus bas, se redresserait. L’autre question était de savoir s’il était vraiment raisonnable de débrancher une centrale en parfait état de marche et devoir remplacer sa production annuelle de 3 milliards de kWh par des importations d’un courant européen de base qui comprend beaucoup de nucléaire et d’électricité produite à partir d’énergies fossiles riches en CO2.

– Qu’est-ce qui a fait pencher la balance pour l’arrêt en 2019?

– Nous avons tenu compte en premier lieu de l’intérêt financier de l’entreprise BKW. Nous pensons que, tendanciellement, le prix de l’électricité va se redresser. Toutefois cela ne se produira pas avant la fin de la décennie, ce qui offre un délai trop court pour obtenir un bon taux de rentabilité de la centrale en fin de vie.

– Vous allez pourtant devoir investir encore au moins 200 millions de francs jusqu’en 2019 pour répondre aux exigences de l’Inspection fédérale de la sécurité nucléaire (IFSN). La rentabilité de Mühleberg est-elle toujours atteinte, alors qu’un expert mandaté par Greenpeace évoque un prix de revient de 7 centimes le kWh, dans un marché européen où il se situe nettement plus bas?

– Cette étude a confondu coûts fixes et coûts variables. La centrale de Mühleberg est largement amortie. Son exploitation est moins rentable qu’il y a quelques années, mais elle l’est toujours, en contribuant à environ 15% du bénéfice brut de BKW.

– Allez-vous répondre à l’entier des 18 exigences de l’IFSN?

– On ne négocie pas avec l’IFSN, mais on peut discuter de la manière de parvenir à une sécurité optimale en recourant à d’autres solutions techniques que celles suggérées par l’IFSN. En ce qui concerne les fissures dans le manteau du cœur du réacteur, il faut tenir compte, comme la loi nous le permet, de la proportionnalité entre les coûts engendrés par la mesure et le supplément de sécurité acquis. Dans ce cas, l’apport de sécurité supplémentaire est minime, contrairement aux travaux de renforcement du socle du barrage du lac de Wohlen, près de la centrale, que nous avons entamé de notre propre chef.

– Le montant de 200 millions de francs sera-t-il suffisant?

– C’est une grosse somme. Et si l’IFSN, à l’avenir, exige de nouveaux investissements, il faudra soigneusement réévaluer la situation. Mais je suis sereine. Je pense qu’il n’y aura pas de nouvelles exigences car la centrale sera déjà arrêtée en 2019. De plus, il ne s’agit pas d’une question politique mais de problèmes techniques. Et dans ce domaine, les calculs de probabilité sont fiables. Globalement, le niveau de sécurité de la centrale sera meilleur que si nous avions décidé de cesser l’exploitation en 2017 en effectuant très peu de travaux de rénovation.

– Comment allez-vous remplacer la production de Mühleberg?

– Cette solution me fait songer au dégagement de CO2, car je constate qu’à court terme ce sera une centrale allemande fonctionnant au charbon, près de la mer du Nord, dans laquelle nous détenons une participation de 33%, qui fournira l’équivalent des deux tiers de la production de Mühleberg. A moyen et long terme, cette production nucléaire devra être partiellement remplacée, en Suisse, par de l’énergie hydraulique et éolienne.

– Comment ferez-vous alors que plusieurs projets d’extension de production des barrages par pompage turbinage sont gelés en Suisse, y compris celui du Grimsel, en partie géré par BKW?

– Aujourd’hui, dans le commerce de gros de l’électricité, le prix du marché allemand est devenu celui du marché suisse. Cela nous pose un gros problème de rentabilité de l’énergie hydraulique qui se trouve directement en concurrence avec l’énergie éolienne ou photovoltaïque fortement subventionnée en Allemagne. Les prix se sont effondrés en raison de la baisse de la demande de courant consécutive à la crise économique, et à cause de l’effet des subventions allemandes aux nouvelles énergies renouvelables liées au programme de sortie du nucléaire.

– Le marché de l’électricité est-il devenu malsain?

– On constate en tout cas qu’il y a une distorsion du marché. Normalement, le tournant énergétique devrait conduire, avec l’injection d’énergie éolienne et photovoltaïque volatile sur le réseau européen, à un plus grand besoin de stockage d’électricité, notamment grâce au pompage turbinage. Or l’évolution des prix va exactement dans le sens contraire puisqu’elle ne reflète plus la différence entre l’offre et la demande qui permet de rentabiliser l’énergie hydraulique suisse. Cela va se corriger, mais il faudra attendre au moins dix ans pour qu’une situation normale se rétablisse.

– Si je vous comprends bien, il faudrait supprimer les subventions des énergies renouvelables pour que le marché gagne en transparence?

– Je ne suis pas opposée par principe à un soutien financier des énergies renouvelables. Mais l’Allemagne, tout particulièrement, a exagéré. Si en Suisse le subventionnement se limite à 2% de la facture payée par le consommateur, il atteint, toutes taxes comprises, jusqu’à 50% en Allemagne. Le problème, dans un marché ouvert pour les grands consommateurs, c’est que le système suisse, modéré, n’a pas d’influence sur le prix européen, alors que le modèle allemand pèse très lourd.

– Cette situation remet-elle en question vos projets d’investissements devisés à 1,1 milliard de francs jusqu’en 2016?

– Nous allons effectivement sans doute revoir ce montant à la baisse et le remettre à jour puisque la situation de la centrale nucléaire de Mühleberg est désormais clarifiée. La question se pose aussi de savoir s’il n’est pas sage de reporter des investissements dans la production d’électricité et augmenter ceux destinés à développer nos services. Le nouveau plan d’investissements sera dévoilé en mars prochain.

– Est-ce que BKW va réduire son rôle de producteur d’électricité?

– BKW doit s’adapter à son environnement et se positionner d’une façon ciblée qui permette à l’entreprise de se développer de manière saine tout en réalisant des bénéfices. Contribuer à l’approvisionnement énergétique du pays est, et restera, malgré tout important. Toutefois cette responsabilité ne peut être assumée qu’à la condition d’être basée sur un modèle d’entreprise financièrement solide. Notre contribution à l’approvisionnement énergétique n’est cependant pas limitée à la production: le groupe BKW est intégré verticalement, gère des réseaux de distribution, vend et produit de l’électricité à l’étranger. Plus de la moitié de nos collaborateurs travaillent déjà dans les services, alors que la centrale de Mühleberg occupe 10% du personnel. L’entreprise doit s’adapter aux conditions économiques changeantes, développer de nouveaux modèles d’affaires et de nouveaux services.

– Par exemple?

– Le couplage chaleur-force est un domaine que nous pensons davantage développer, ainsi que tout ce qui est lié à la gestion décentralisée de l’énergie et à la gestion des réseaux dits intelligents (smart grid). Avec la montée en puissance des nouvelles énergies renouvelables, en particulier le photovoltaïque, de plus en plus de clients seront à la fois producteurs et consommateurs d’électricité. Il leur sera utile de pouvoir recourir à un partenaire unique comme BKW.

– Quelle sera l’importance des services pour le groupe dans 10 ans?

– Nous pensons parvenir à tirer un tiers de notre bénéfice opérationnel de ce secteur, soit quelque 100 millions de francs, contre environ 20 millions aujourd’hui.

– 2011 a été une année difficile pour BKW, avec la première perte nette de son histoire (66,2 millions de francs) due à des amortissements extraordinaires. 2013 sera-t-elle aussi déficitaire à cause des corrections comptables dues à l’arrêt programmé la centrale nucléaire de Mühleberg?

– BKW est une entreprise cotée en bourse. Je ne peux donc pas répondre précisément à cette question. 2012 a été un exercice très positif. Les prévisions de bénéfice d’exploitation (Ebitda) pour 2013 sont influencées par une correction extraordinaire de la valeur de la centrale nucléaire de Mühleberg. Aucune prévision définitive n’est faite concernant les résultats.

– Combien coûtera le démantèlement de la centrale de Mühleberg?

– Nous avons déjà engagé deux spécialistes allemands de ce type d’opération. Nous nous préparons déjà à ce processus qui durera une vingtaine d’années et coûtera quelque 2,6 milliards de francs, dont près de 500 millions durant la phase de post-exploitation d’une durée d’environ 5 ans.

– Ces fonds sont-ils déjà à disposition?

– Le financement est assuré par des fonds spéciaux alimentés par les propriétaires de centrales nucléaires. Nous allons nous pencher sur nos provisions puisque la date de cessation d’activité de Mühleberg a été avancée. Par contre, je suis totalement opposée au projet du Conseil fédéral de prévoir une nouvelle marge de sécurité financière de 30%, ce qui augmenterait notre contribution de 18 millions de francs par an.

– BKW sera la première entreprise suisse à démanteler une centrale. Allez-vous tirer parti de ce savoir-faire?

– Effectivement, l’entreprise jouera une nouvelle fois un rôle de pionnier, comme ce fut aussi le cas lors de la construction du plus grand parc éolien de Suisse. Mais gardons les pieds sur terre, plusieurs pays européens ont déjà accumulé de l’expérience technique dans ce genre d’opérations. Nous pourrons cependant apporter notre savoir-faire en ce qui concerne, par exemple, les spécificités réglementaires suisses en la matière.

– Pensez-vous que le virage énergétique proposé par le Conseil fédéral, avec une production de nouvelles énergies renouvelables à hauteur de 4,4 milliards de kWh en 2020 et 14,4 milliards en 2035 est réalisable?

– C’est techniquement réalisable. La grande question c’est le coût réel. Je me demande aussi si la population suisse est prête à accepter les inconvénients de ce nouveau système d’approvisionnement, à savoir un impact sur le paysage des nouvelles installations de production éolienne et photovoltaïque. Il faudra aussi construire des centaines de kilomètres de nouvelles lignes électriques.

– Votre réponse?

– Les projets sont très difficiles à réaliser en Suisse car ils soulèvent de nombreuses oppositions. Les coûts d’investissement grimpent en flèche à cause de la longueur des procédures. BKW a ainsi dû réduire d’un tiers ses projets dans les nouvelles énergies renouvelables pour les limiter à quelque 600 millions de francs. Si la population suisse ne veut plus du nucléaire et ne veut pas de production électrique nationale supplémentaire, il faudra importer de l’électricité.

– Où est le problème?

– Ces importations de courant européen, en partie nucléaire d’ailleurs, comportent un risque parce que tout le monde ne pourra pas continuellement compter sur ses voisins pour s’approvisionner en électricité en cas de besoins urgents.

– La stratégie énergétique du Conseil fédéral entend pénaliser les entreprises électriques qui ne parviennent pas à inciter leurs clients à réduire leur consommation. Qu’en pensez-vous?

– C’est une idée absurde. Je me demande même si elle est légale. L’Etat ne peut pas obliger une entreprise privée à forcer ses clients à agir d’une manière ou d’une autre. Et une nouvelle fois, comme pour les prescriptions de dégroupage entre les différentes activités des sociétés électriques, seules les grandes entreprises sont touchées par ces nouvelles contraintes réglementaires qui réduisent la compétitivité des groupes suisses.

– La ville de Winterthur a choisi de quitter son fournisseur suisse d’électricité pour passer un contrat directement avec un opérateur allemand. Cette décision est-elle le signe d’un phénomène de dislocation des relations commerciales entre partenaires suisses qui va prendre de l’ampleur?

– Cela montre que les fournisseurs d’électricité devront innover et accroître la qualité de leurs services pour conserver leurs clients. Cette décision indique aussi que, finalement, les choix, même ceux des collectivités publiques, sont dictés par des intérêts commerciaux et ne reposent pas sur des principes de solidarité nationale à caractère politique.

– Pourquoi l’entreprise BKW ne saisit-elle pas la chance de l’émergence du marché de la voiture électrique en s’engageant dans l’équipement de stations-service ad hoc?

– Ce marché n’est pas encore mûr. Il le sera lorsque la technologie permettra aux véhicules électriques d’atteindre un rayon d’action comparable aux voitures à essence.

– Deux femmes sont appelées à la tête de grands groupes électriques, Alpiq et BKW, au moment où le secteur est en crise. Est-ce c’est parce que cela va mal qu’on recourt à des femmes?

– Certains le prétendent. Pour ma part, je pense que c’est plutôt dû au hasard.

– Vous êtes intervenue de manière critique dans le débat sur l’imposition des couples mariés. Pourquoi?

– J’ai deux enfants, maintenant adultes, et je trouve inacceptable que si les deux conjoints exercent une activité lucrative, la famille se retrouve en fin de compte avec un revenu net à peine supérieur à celui qu’elle obtiendrait si l’un des deux conjoints restait à la maison. Les coûts de garde des enfants, effectifs et complets, devraient être fiscalement déductibles lorsque l’Etat prélève des lourds impôts sur le second revenu.