Edouard Louis: «Je n’ai pas eu d’autre choix que de prendre la fuite»

«En finir avec Eddy Bellegueule» raconte l’exclusion d’un garçon homosexuel par sa famille prolétaire et par son village

Genre: roman
Qui ? Edouard Louis
Titre: En finir avec Eddy Bellegueule
Chez qui ? Seuil, 220 p.

Les livres parlent. Parfois, ils sont tout juste audibles. En finir avec Eddy Bellegueule impose l’écoute. Son auteur, Edouard Louis, a eu 21 ans en octobre. Son livre, son premier roman, raconte l’exclusion et les violences qu’il a lui-même subies de la part de sa famille prolétaire en Picardie, de son village, de ses camarades de classe, parce qu’il n’était pas un petit garçon comme les autres. Il avait une démarche efféminée, une voix haut perchée et les mains qui faisaient de grands gestes quand il parlait. En finir avec Eddy Bellegueule se termine par une fuite à toutes jambes de ce monde-là, seul moyen de survie et de réinvention de soi-même. Eddy Bellegueule est le vrai nom d’Edouard Louis.

Mais Eddy Bellegueule est aussi un vrai personnage de roman car c’est bien de cela qu’il s’agit. Le vécu est ici traversé par un processus de distillation littéraire. La langue est travaillée de façon à faire entendre, à faire voir ce qui ne se dit pas, ce qui ne se voit pas dans le flot des fulgurances du quotidien. Pour y parvenir, Edouard Louis a dû créer une langue littéraire de façon à faire entendre le parler de ses parents et des habitants du village. Un parler violent qui reste malgré tout en deçà des violences subies par tous et par toutes (abrutissement et humiliation du travail à l’usine, exclusion scolaire, violences des hommes envers les femmes, violences des pauvres envers les plus pauvres, violences de tous et de toutes envers les étrangers, les homosexuels, les différents). En finir avec Eddy Bellegueule se lit comme un roman d’apprentissage à forte valeur sociologique dans une France que les romans français intègrent peu, celle des déclassés.

En trois semaines, En finir avec Eddy Bellegueule s’est imposé comme la révélation de ce début d’année. La presse et les radios s’arrachent le jeune écrivain devenu étudiant en sociologie à l’Ecole normale supérieure de Paris. Tiré déjà à 45 000 exemplaires, le livre est en cours de réimpression.

Le rendez-vous a lieu au bar feutré d’un hôtel du VIe arrondissement, repaire habituel de la maison d’édition. Edouard Louis parle avec une infinie douceur.

Samedi Culturel: Le titre du roman est-il à prendre au pied de la lettre?

Edouard Louis: Oui, j’avais ce projet d’en finir avec ce que j’avais été, avec ce que les autres avaient fait de moi. Je voulais me réinventer à travers l’écriture d’un livre. On peut se réinventer autrement. Pour moi, cela a été l’écriture.

Pourquoi?

J’ai été très marqué par la lecture de Retour à Reims de Didier Eribon. Par les romans d’Annie Ernaux aussi et par ceux de Thomas Bernhard. Avec mon livre et avec ce titre, je voulais m’inscrire dans la radicalité de Thomas Bernhard. Faire de la violence un espace littéraire était l’un des projets fondateurs du livre. Comme Hervé Guibert l’a fait avec la maladie ou Marguerite Duras avec la passion et la folie.

Vous dédiez votre roman à Didier Eribon. Comment l’avez-vous découvert?

Par la mère d’un ami quand j’étais interne au lycée à Amiens, en 2009. Elle m’a dit: «Eddy, vous devriez lire ce livre. C’est votre histoire. Sauf qu’il est pédé.» J’ai donc lu ce livre et je me suis effectivement dit: «Mon Dieu, c’est l’histoire de ma vie», alors que ce n’était pas vrai, cela relevait plutôt du fantasme, d’un mensonge que je me faisais à moi-même. Didier Eribon relate son histoire, celle d’un enfant qui a fui son milieu social pour aller vivre à Paris, y devenir un intellectuel et écrire des livres. Au moment où j’ai lu ce livre, j’étais encore à Amiens, je n’avais aucune ambition d’écrire, ni de réelle ambition intellectuelle. Retour à Reims m’a donné la possibilité d’avoir des aspirations nouvelles. J’espère aussi que mon livre puisse faire cela, produire des aspirations à une autre vie. Retour à Reims a été le point de départ de ma construction, comme écrivain, comme intellectuel. Je me suis dit: «Eribon, c’est moi!» La force de la littérature est de toujours ouvrir à de nouveaux espaces. Après Didier Eribon, j’ai lu Thomas Bernhard, Pierre Bourdieu et je me disais à chaque fois, je veux être Thomas Bernhard, je veux être Pierre Bourdieu!

Vous aviez lu d’autres livres avant?

Non. J’y étais totalement étranger. Je les rejetais même. Je n’y avais pas été préparé. La découverte de Retour à Reims m’a ouvert à la littérature et à la sociologie. Depuis lors, je ne cesse de lire.

Votre livre se terminepar votre fuite.

Il se termine par la fuite parce qu’il est d’abord le récit d’une exclusion progressive, d’une mise au dehors. La fuite a été seconde. L’abjection est première. Comme dans le livre de Marcel Jouhandeau De l’Abjec­tion, on est réduit à un état d’abjection et ensuite, on peut, si on en a les possibilités, si on en a la chance, en faire autre chose, comme un livre. Face à l’exclusion qu’il subit, soit Eddy Bellegueule meurt, soit il transforme la violence qui l’a constitué.

Eddy Bellegueule parle à la première personne. Toutes les autres prises de parole sont mises en italique. Pour faire ressortir encore plus la violence des mots?

Si je voulais faire de la violence un espace littéraire, il fallait que je retranscrive le langage de cette violence. Cette violence est la violence d’un langage, c’est le langage des déshérités, des exclus. C’est ce langage qui dit pédé, crouille, pédale. La violence n’aurait pas été la même si j’avais fait dire à mon père le mot homosexuel. Ecrire ce langage a représenté un gros travail littéraire car il ne s’agit pas de transcriptions. J’ai essayé au départ d’enregistrer ma mère. Or ça ne marchait pas du tout. C’était incohérent, syntaxiquement incompréhensible. Il m’a fallu écrire et faire du littéraire avec du non littéraire. Je ne voulais pas adopter un point de vue distancié sur cette langue. Dans Voyage au bout de la nuit, Céline restitue non pas un langage populaire mais sa vision de bourgeois sur le langage populaire. Ce qui produit au bout du compte une écriture sublime et novatrice, mais elle n’a rien à voir avec la violence dont je voulais parler.

Comment on gère la violencede mettre à nu sa famille?

C’est une question que je me posais beaucoup en écrivant le livre. Parler de mes parents dans un livre les objectivait et le geste leur paraîtrait violent. Ce qui s’est produit d’ailleurs. Je n’ai plus de contacts avec eux. Alors que ce livre se veut tout le contraire. La littérature m’a permis de ne pas les juger, d’échapper au témoignage. J’ai essayé de montrer les mécanismes invisibles qui expliquent les comportements de mon père et de ma mère. J’ai voulu aussi multiplier les scènes et les points de vue sur eux, sur les femmes et les hommes du village, sur le collège, car je crois que l’on ne peut pas comprendre les uns si l’on ne comprend pas les autres. Mon livre, au bout du compte, excuse tous et tout. C’est la littérature qui permet cela. Elle permet de dire la réalité cachée, de restituer la complexité des êtres, traversés par des discours qui s’entrechoquent.

Edouard Louis sera l’invité en avril de la Maison de Rousseau et de la littérature, à Genève.

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«En finir avec Eddy Bellegueule»

Première phrase

«De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux. Je ne veux pas dire que jamais, durant ces années, je n’ai éprouvé de sentiment de bonheur ou de joie. Simplement la souffrance est totalitaire: tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître»