Événement
Des experts et intellectuels se sont réunis le 21 octobre au pavillon Sicli de Genève pour tisser un chemin vers la ville de demain. Découvrez un compte-rendu de cette discussion

Le Forum des 100 est une plateforme de débat et de réseautage articulée autour d’une conférence annuelle animée par des orateurs de qualité. Il réunit chaque année, depuis seize ans, plus de 100 personnalités de tous horizons: faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels. Durant une journée entière, les invités débattent de questions essentielles à l’avenir de la Suisse.
Pour son avant-dernière conférence organisée en marge de la 17e édition du Forum des 100, Le Temps s’est associé avec le festival EXPLORE. Cette initiative du canton de Genève et du Département du territoire (DT) vise à pousser les citoyens à devenir des acteurs de la société civile et de la transition écologique. L’objectif? Créer la ville de demain.
Alors, quand la ville est au cœur des problématiques des citoyens et que l'on doit continuer à la planifier dans l'incertitude, quelles méthodes appliquer? Découvrez ci-dessous un compte-rendu de cet événement.
Événement: Comment mesurer l’intelligence des villes? (29 octobre, en ligne)
Avec Francois Gemenne (membre du GIEC, SciencesPo Paris), Panos Mantziaras (directeur de la Fondation Braillard), Ariane Widmer (urbaniste cantonale, Genève) et Joelle Zask (philosophe, université d'Aix-Marseille). La discussion était animée par David Haeberli, rédacteur en chef adjoint et responsable de la rédaction genevoise du Temps.
La ville n'est-elle pas trop souvent perçue comme le centre de toutes les nuisances?
Panos Mantziaras: La ville est un phénomène historique. Elle a changé la face du monde. Nous y avons inventé la démocratie, c'est le lieu des interactions sociales, de la naissance et du développement de la technologie, de la libération des individus, notamment des femmes.
Ariane Widmer: C'est une des plus belles inventions de l'humanité. Les villes parlent de nos racines, de notre passé. Elles nous permettent de forger notre identité. C'est un lieu vivant, une sorte d'organisme qui ne pourra pas être efficient s'il est coupé de ce qui se passe en dehors, c'est-à-dire dans les campagnes.
Joelle Zask: Pour moi, l’idéal de la ville se symbolise par la Tour de Babel. C’est une forteresse qui s’élève vers le ciel où tout le monde parle la même langue et travaille autour d'un projet commun.
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Si la ville est un phénomène historique, elle peut donc aussi mourrir...
Francois Gemenne: Oui. La ville est notamment particulièrement exposée aux impacts du changement climatique. Un exemple: Jakarta, quasiment 40 millions d'habitants. La ville pourrait disparaître sous la mer en 2050. En novembre 2019, le gouvernement indonésien a décidé de déménager cette capitale sur l'île de Bornéo. C'est un projet titanesque qui implique un pays tout entier. Le projet sera très intéressant à suivre: comment le pays va-t-il décider de construire ce nouvel espace qu'il va sans doute souhaiter exemplaire?
Mais alors, à quoi ressemblerait la ville idéale?
Panos Mantziaras: La ville idéale doit forcément être sociale. C'est un lieu où les gens peuvent vivre moins vite et où l’argent a moins d’importance, avec des services beaucoup plus proches.
Ariane Widmer: Nous devons développer la «ville du quart d’heure», cette idée d’une ville où on peut trouver tout ce qui est essentiel à sa vie près de chez soi.
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Les villes ne manquent-elles pas de nouveaux grands projets emblématiques?
Panos Mantziaras: Il y a de très beaux objets dans l’histoire de l’architecture. Le Parthénon, les pyramides d'Egypte... Ces réalisations ont aussi été extrêmement couteuses. Elles ne seraient pas simples à reproduire aujourd'hui.
Francois Gemenne: L’essentiel de la population mondiale habite dans des villes qui se développent sans aucune stratégie. Pourquoi? Dans de nombreuses villes, l'unique priorité est de pouvoir permettre aux services, notamment les urgences, de pouvoir accéder à tous les quartiers. Ce développement un peu anarchique, sans réelle réflexion, pourrait créer des problèmes demain, face aux catastrophes climatiques.
Un point que nous n'avons pas encore abordé: la démocratie. Ne peut-elle paradoxalement pas bloquer la transition des villes vers plus de durabilité?
Panos Mantziaras: C'est un sujet très intéressant. La lutte contre le changement climatique demande un positionnement radical. Dans l’histoire de l’humanité, la masse de la population a toujours été conservatrice. Le changement se fait perpétuellement par l’action des minorités. Le changement ne se fera pas par le vote démocratique,
Joelle Zask: Les gouvernants n’agissent que sous la pression de l’opinion. Le changement se fera par la racine, soyons conscients de cette force.
Francois Gemenne: La radicalité n'est-elle finalement pas la solution pour y arriver? J'ai l'impression que nous plaçons trop d’espoir dans le changement des mentalités. Regardons tout récemment en Allemagne. Le pays a été fortement touché par de fortes catastrophes climatiques en juillet. Malgré tout, les électeurs ont voté dans la continuité, et le parti vert a fortement déçu. Si même dans ce contexte, dans un tel pays, le changement n'arrive pas, cela peut-il être vraiment le cas ailleurs?
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L’urgence climatique change-t-elle les méthodes de travail des urbanistes?
Ariane Widmer: Si j'ai toujours prôné la mobilité douce, je me sens beaucoup plus entendue qu’il y a 20 ans. Le pandémie a aussi accéléré l'évolution des mentalités. Nous devons saisir cette opportunité.
Il y a encore de nombreuses incertitudes dans l’avenir. Pourquoi ne pas l’intégrer dans l’urbanisme?
Ariane Widmer: Quand on travaille sur les quartiers, on doit proposer un contexte général. Certains espaces sont laissés libres pour que les locaux puissent décider plus tard ce qu'ils veulent en faire. On a ici cette part d'incertitude. L’urbanisme ne doit jamais tout décider et exploiter à l'avance.
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Les autorités politiques ne sont-elles pas trop conservatrices?
Francois Gemenne: La moitié des pays européens demandent à ce que l’on construise des murs aux frontières de l'UE. C'est un symbole puissant adressé à ceux qui sont à l'intérieur de la forteresse. On essaye de leur montrer qu'ils sont protégés contre une potentielle menace extérieure. Les migrants résident généralement dans les villes, mais les maires n'ont pas la main sur leur devenir. Il est intéressant de voir que des initiatives locales autour des questions de l'asile se développent dans les villes. Et ces réseaux sont d'ailleurs également actifs sur les questions climatiques. Il y a donc une convergence.
Panos Mantziaras: L’Europe vieillit. Les migrants sont souvent jeunes et qualifiés. Les villes ont compris qu’il y avait une richesse dans ces populations. Je prône une politique ouverte et positive. Les villes pourraient mieux accueillir les migrants en leur offrant des espaces, en leur apprenant la langue et notre culture. Cela provoquerait un renouvellement de la pensée urbaine et économique. Il n’y a aucun doute. Mais les électeurs ne veulent pas cela.
Et le citoyen, ne le pousse-t-on pas à être plus écologique sans lui en donner les moyens?
Joelle Zask: C’est vrai mais l’écologisation de la ville passe par l'autosuffisance. Cela demande une action totalement décentralisée, par les citoyens. La figure du jardin partagé est très intéressante pour évoquer la réalisation individuelle et le développement de la communauté collective.
Finalement, on évoque une ville plus durable mais on construit quand même toujours avec du béton...
Panos Mantziaras: Le béton a une histoire très intéressante. Elle a permis à nos sociétés de réaliser de nombreuses conquêtes, avec les silos, les ponts... Ce matériau est très facile à utiliser. Problème: on ne savait pas qu’il était très polluant. Mais cela va changer: dans la longue histoire des villes et de l'humanité, le béton n’est rien d’autre qu’un un simple fait divers.