Mardi 22 juin 2021 à 17:00
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Gratte-ciel, nouveaux quartiers, développement de l’offre en transports publics... Selon bien des experts, la densification urbaine est la réponse à l’augmentation de la population en Suisse et partout dans le monde. Cette tendance va-t-elle se poursuivre? Et, si oui, quels seront les impacts de la crise liée au Covid-19? Quel rôle pour les villes romandes petites et moyennes? 

Pour ce 2e rendez-vous du Forum des 100, «Le Temps» a accueilli Christelle Luisier Brodard, conseillère d’Etat vaudoise, cheffe du Département des institutions et du territoire, et Francesco Della Casa, architecte cantonal genevois. La rencontre était animée par Sylvia Revello, journaliste au «Temps».

Qu'est-ce que la pandémie va changer par rapport à l'habitat?

Christelle Luisier Brodard (CLB): Avec la crise du Covid-19, ce lieu de vie qu'est l'habitat a été réinvesti. Nous y avons passé beaucoup de temps et cela va continuer, car le changement conjoncturel – avec le développement du télétravail – va devenir un changement de société. On souhaite désormais disposer d'un véritable lieu de vie qualitatif. Cela est le cas pour son habitat, mais aussi pour les aménagements publics. On pense aussi son logement en fonction d'un cadre qui l'entoure (espaces verts, parcs, crèches, écoles, etc.).

Francesco Della Casa (FDC): Ces derniers mois, la distance interpersonnelle a augmenté. On a senti nos proches comme une menace plutôt que comme une ressource. J'espère que cela va être réparé. Le repli sur soi pourrait avoir des conséquences néfastes sur l'évolution de notre société. L'aspiration à un choix résidentiel de la maison individuelle existe depuis l'après-guerre. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, celui qui habitait en dehors des remparts était mort: il évoluait dans une zone périlleuse où l'ennemi pouvait attaquer. On trouvait asile à l'intérieur des murs. Il y a eu un changement de paradigme avec les progrès de l'artillerie et l'arrivée des bombardements: la cible est devenue la ville. Il ne faudrait pas que la pandémie réactive ce repli sur soi.

Comment les villes de tailles inférieures peuvent-elles tirer leur épingle du jeu?

CLB: Le fait de vouloir densifier, c'est aussi pour tenter d'éviter le mitage du territoire. Aujourd'hui, je ne vois aucun retour en arrière possible. Si on évoque les questions climatiques, on va vers des modèles qui impliquent de la densité, mais aussi des solutions énergétiques groupées ou encore des offres de transports publics. Il faut revenir à un modèle de ville où l'ensemble des services se situent à 15 minutes. Je suis persuadée que pour éviter la pendularité, il est possible d'imaginer des hubs de télétravail dans des bourgs comme Echallens ou Payerne. Cela pourrait être très intéressant pour redonner de la vie, du dynamisme dans ces villes.

L'Abbatiale de Payerne en juillet 2020. — © Valentin Flauraud/Keystone
L'Abbatiale de Payerne en juillet 2020. — © Valentin Flauraud/Keystone

Il y a un vrai besoin pour la population urbaine de vivre dans un environnement agréable, proche de la nature...

CLB: Oui, c'est pourquoi pour réussir une densification, il faut s'adapter à l'échelle urbaine. On ne plantera pas une tour de 80 étages à Moudon ou à Aigle. Il faut au contraire imaginer une densité en lien avec la topographie de la ville.

FDC: Vevey est un cas intéressant. Autrefois, la ville était située sur la route commerciale entre Milan et Paris, ses habitants exploitaient le lac et les vignes. Les immeubles devaient satisfaire à plusieurs fonctions: l'habitat, la cave, la récréation. On découvre aujourd'hui avec cette ville un modèle qui correspond à celui recherché par les coopératives. Les habitants sont souvent très solidaires et privilégient les espaces partagés.

Ne construit-on pas trop aujourd'hui en Suisse?

FDC: Tout dépend où l'on se situe. Le taux de vacance est très différent d'un endroit à l'autre. On a l'impression qu'il y a de nombreux logements disponibles. Mais qui parmi les Genevois est prêt à s'établir à Baden, en Argovie? Il y a des endroits qui sont confrontés à une grave dépopulation. L'exode des classes moyennes et des jeunes couples vers d'autres centres urbains est réel. On pourrait résoudre ces problèmes avec le télétravail. Je relève aussi qu'à Genève, un actif sur trois réside en dehors du canton, ce qui pose d'autres questions.

CLB: Dans le canton de Vaud, on prévoit 1 million d'habitants en 2040. Les besoins de logement sont calculés au regard de ces prévisions démographiques. Je trouve intéressant de relever les exodes ruraux. Dynamiser les bourgs peut être une solution.

Quel bilan tirer presque 10 ans après l'entrée en vigueur de la loi sur l'aménagement du territoire (LAT)?

FDC: Nous n'avons plus d'hectares disponibles à Genève pour construire. Il faut trouver d'autres solutions. Certaines zones sont encore sous-exploitées  – notamment des zones pavillonnaires – mais ce n'est pas simple. Ces lieux appartiennent aussi à des gens. On doit être ingénieux. Je vois cependant une réelle inégalité. Prenons le Tessin qui se retrouve avec des réserves très importantes que les propriétaires gardent pour les héritiers. Quand il faut dézoner, expliquer qu'il faut léguer ces surfaces à la collectivité par exemple, c'est très difficile pour les autorités.

CLB: Il est encore trop tôt pour faire un bilan concret de cette loi dont la révision date de 2014. On voit néanmoins des effets assez importants, par exemple le fait qu'on ne puisse plus délivrer des permis de construire sur des zones surdimensionnées. Autre exemple: on ne peut plus créer de nouvelles zones d'activités dans un canton tant que des systèmes de gestion ne sont pas en place. Cela pousse à créer des stratégies régionales. Ce n'est pas toujours simple pour les responsables de l'aménagement du territoire, car cette loi pousse à être en prise directe avec la population et les propriétaires.

En 2017, les Valaisans ont accepté une loi d'application cantonale de la LAT. — © OLIVIER MAIRE
En 2017, les Valaisans ont accepté une loi d'application cantonale de la LAT. — © OLIVIER MAIRE

Construire en hauteur en Suisse romande n'est-il pas un passage obligé si on veut densifier certaines villes?

CLB: Cela dépend de la topographie, de la taille de la ville. La verticalité fait par exemple beaucoup moins peur à Zurich qu'à Lausanne.

FDC: Quand on décide de faire une tour d'habitation, on doit y retrouver les mêmes qualités que dans une maison individuelle. Dans le cas de la Tour Opale, à Genève, un jardin d'hiver fait tout le tour de chaque étage, ce qui participe à la climatisation de l'appartement. Résultat: il n'y a eu aucune opposition à ce projet. 

La tour d’habitation et de commerce Opale à Chêne-Bourg - Lacaton & Vassal
La tour d’habitation et de commerce Opale à Chêne-Bourg - Lacaton & Vassal

Quelles sont les règles à suivre pour réussir un projet de densification?

FDC: Tout d'abord, discuter avec les voisins, ce qui n'est pas toujours commode, mais aussi discuter avec les futurs habitants. Enfin, il faut penser aux entre-deux, c'est-à-dire soigner tout ce qui est entre la voie publique et l'appartement.

CLB: Tout d'abord la qualité du projet. Cela veut dire soigner les accès, les finitions, prévoir un balcon, des espaces verts. Les services qu'on y amène ensuite (garderies, coiffeurs, etc.) sont déterminants. Enfin, penser à la mobilité (réseau routier, transports publics).