Didier Pittet: «Revenir à une vie normale? Cela ne sera probablement pas le cas avant l’été 2022»
Événement
Le spécialiste de l'hygiène des mains et auteur de «Vaincre les épidémies» (Hugo et compagnie) a répondu à vos nombreuses questions lors d'un chat en ligne

Presque un an après le début de la crise sanitaire provoquée par le Covid-19, les campagnes de vaccination se développent un peu partout dans le monde.
Épidémiologiste, infectiologue, directeur du centre collaborateur de l’OMS pour la sécurité des patients et médecin-chef du service de prévention et contrôle de l’infection aux Hôpitaux universitaires et à la Faculté de Médecine de Genève, Didier Pittet est sur tous les fronts depuis le début de la pandémie mondiale. Il est d’ailleurs à l’origine de la démocratisation de l'usage de la solution hydro-alcoolique en 1995, empêchant sa privatisation.
Aidé de l’auteur Thierry Crouzet, le médecin publie «Vaincre les épidémies» (Hugo et compagnie). Un journal de bord dans lequel il relate les six premiers mois d’une crise mondiale et analyse les mesures prises en Suisse et à l’étranger pour en finir avec la pandémie.
Vous avez été très nombreux à poser des questions. Didier Pittet a pris le temps de répondre à plusieurs d'entre-elles. Voici un résumé de la discussion ci-dessous:
De nombreuses recherches sont en concurrence pour la mise au point de vaccins, mais je ne trouve pas de «task force» internationale pour travailler sur des traitements. Est-ce le cas? (Olivier)
Non, ce n’est pas tout à fait vraiment le cas. Il y a beaucoup de pays dans lesquels, il y a des groupes de travail qui ne sont pas forcément appelés «task force» et qui discutent de l’intérêt thérapeutique de certaines substances à différents stades d’évolution. Il y a aussi un groupe international pour promouvoir l’équité de l’accès aux vaccins.
Par rapport au virus, beaucoup d’antiviraux ont été testés en laboratoire, pour certains avec des effets, et pour d’autres aucun. De nombreux médicaments ont aussi été testés. Certaines de ces substances semblent actives, mais il n’y a aucun médicament qui donne réponse à la question, du moins pour l’instant.
Quel est votre objectif avec le livre que vous venez de sortir? A qui s’adresse-t-il? (Nathalie)
C’est de toute évidence un livre plutôt grand public. Il m’a été proposé par Thierry Crouzet quand il est venu à Genève, pour la suite du premier livre qu’il avait écrit sur la solution hydro-alcoolique («Le geste qui sauve», l’Âge d’homme). Il a été frappé par tout ce qui se passait dans mon bureau et il a proposé de mettre celà sous la forme d’un journal. Je le tenais au courant, au quotidien, des développements de cette crise, tant à Genève que dans le reste du monde. Il a rédigé la première version du livre à travers mes témoignages. J’ai évidemment relu l'ensemble avant d'en accepter le contenu. Je lui dois tout le mérite de ce livre que ceux qui le découvrent juge passionnant.
Si toutes les personnes dites à risque étaient vaccinées, pourrait-on lever les contraintes sanitaires imposées? (Ben)
Une fois que les personnes vulnérables seront vaccinées, il est certain que le risque que ces personnes décèdent sera nettement diminué, voire supprimé. On pourra alors se permettre d’alléger considérablement les mesures, tout en laissant circuler le virus (car il ne disparaîtra de toute façon jamais). Certaines personnes vulnérables le resteront. Ceci dit, progressivement, avec l’immunité de population qui augmentera, la circulation deviendra faible, et donc avec un risque minimal pour la population.
Depuis des centaines d’années, nous vivons avec quatre grandes familles de coronavirus qui nous causent généralement de petits rhumes en automne. Nos anticorps permettent de limiter considérablement l'impact des maladies à coronavirus. Mais il nous faut des anticorps dirigés contre la Covid-19, pour pouvoir la contrôler. Et pour en avoir, il faut les avoir acquis par la maladie ou par la vaccination.
Pourriez-vous imaginer une version illustrée pour enfants de votre livre? Cela serait très intéressant pour sensibiliser les très jeunes générations à ce que nous vivons. Ils en ont besoin! (Véronique)
Merci, c’est gentil de le proposer! Il faudrait qu’un artiste s’y attelle. Ce serait un travail très important et personnellement, je ne suis pas capable d’être artiste, par exemple en bande dessinée!
Question simple, réponse peut-être complexe... Quand allons-nous revenir à une vie plus ou moins normale en Suisse? (Laurent)
C’est une question très intéressante! Cela dépend de ce qu’on appelle une vie normale, et qu’est-ce qu’une vie normale!
Prenons un exemple simple pour commencer: quand est-ce qu’on pourra avoir des activités comme s’embrasser, se faire des accolades, etc. Je pense que la réponse à cette question est de savoir quand on atteindra une immunité de population suffisante, ce qui représente un ordre de 70% à 80%; ce qui signifie quand cette proportion de population disposera des anticorps protecteurs. Cela ne sera malheureusement pas le cas avant l’été 2022, probablement.
Ensuite, évidemment, il faut imaginer une «vie après-Covid-19» qui ne sera pas totalement équivalente au «monde d’avant Covid-19». Il faudra tirer les leçons de cette crise pour probablement modifier une partie de nos habitudes de vie ou de notre façon de vie, pour ne pas s'exposer au risque d’une nouvelle pandémie. Mais c’est ici tout une autre discussion.
La pandémie de Covid-19 est-elle vraiment différente de la grippe de Hong Kong (1968)? J'ai l'impression que la mort était encore perçue comme normale alors qu’aujourd’hui, nous pensons arriver à la vaincre... (Yves-Alain)
Ce n’est pas tout à fait vrai car cette crise n'est pas encore terminée. Et déjà, dans la plupart des pays, les décès liés à la pandémie de Covid-19 sont nettement plus élevés que ceux liés à la grippe de Hong Kong (1968-1969). En France par exemple, ce sont plus de 80'000 décès à ce jour de la Covid-19, contre 30'000 des suites de la grippe de Hong-Kong. La situation est donc très différente. Mais il est vrai qu'aujourd'hui nous acceptons moins les décès, y compris ceux de nos aînés. En termes de décès, la Covid-19 est l'événement principal depuis la grippe espagnole de 1917-1918.
Bonjour. Je vais vous poser la même question que j’ai posée à Claire-Anne Siegrist. L'origine de la transmission du Covid-19 à l'homme reste inconnue, mais on soupçonne fortement une transmission par un animal sauvage. Problème: les zoonoses sont de plus en plus nombreuses à émerger. J'ai l'impression qu'on s'efforce plutôt à guérir qu'à prévenir. Résultat, on risque de se retrouver tôt ou tard avec un nouveau virus similaire au Covid-19... Qu'en pensez-vous? (Marie)
Vous avez raison. Il est certain que le monde dans lequel nous vivons est un monde qui facilite le transfert de virus de l‘animal à l'homme. Les virus ont besoin de passer par des hôtes intermédiaires pour qu’ils deviennent des virus humains. Oui, les modifications biologiques et le fait que l’homme vit de plus en plus proche des animaux font que le transfert d’un virus ou d’une bactérie de l’animal à l’homme est de plus en plus facilité. On a déjà connu cela il y a fort longtemps avec la tuberculose. La bactérie était liée à la maladie d’un animal (le bovin) avant de devenir - entre autres - une maladie de l’homme suite à la domestication de l’animal. On vit de plus en plus proche des animaux, et cela participe au risque de développer des maladies.
Comment expliquez-vous que les mesures sanitaires ne fonctionnent pas à Genève, alors qu'elles fonctionnent très bien dans un autre environnement urbain en Suisse, comme à Bâle? (Olivier)
Ce n’est pas tout à fait aussi simple! Lorsque les mesures sanitaires sont optimalement appliquées, il n’y a pas de transmission de virus.
Lorsque le virus est largement disséminé dans la population, il est évident qu’on voit d’autant mieux l’absence de bonne mise en place des protections sanitaires, car on autorise la transmission du virus.
Tout est question du respect des consignes, et avant tout l’hygiène des mains et le respect de la distanciation physique.
Quelles différences entre la France et la Suisse dans la gestion de la crise? (Bernard)
Par rapport à l’analyse que j’ai pu faire jusqu’à aujourd’hui, je peux vous dire qu’il n’y a aucun système politique parfait. Par rapport à cette crise, la France a souffert d’un excès de centralisation, la Suisse a montré les limites de son état fédéraliste.
Conclusion
Je remercie toutes et tous pour vos nombreux messages sympathiques et de soutien. Je suis très touché d’imaginer le nombre de personnes qui suivent nos activités au jour le jour. J’espère que cette crise permettra à chacune et chacun d’imaginer que nous sommes tous des pièces maîtresses de la lutte contre la Covid-19. Nous pouvons limiter la propagation de la pandémie en respectant les gestes barrières. Ce n’est que tous ensemble que nous parviendrons à régler le problème et à retrouver une vie normale. Didier Pittet.