Emmanuel Bayle: «Un club de football professionnel, c’est bien plus que du business...»
Événement
Emmanuel Bayle, professeur en gestion du sport à l’Université de Lausanne, a répondu à vos questions après le projet avorté de Super League

Deux jours après l'officialisation de la Super League, la totalité des clubs de football anglais engagés ont annoncé leur retrait de la future compétition privée rivale de la Ligue des champions. L'Inter Milan et l'Atlético de Madrid ont également renoncé. A l’écriture de ces lignes, quatre clubs restent dans le projet: le Real Madrid, le Barça, l'AC Milan et la Juventus.
Après la forte vague d’indignation de la part de l’UEFA, des ligues nationales et de l'opinion publique, nous avons mobilisé Emmanuel Bayle, professeur en gestion à l’Institut des Sciences du sport (ISSUL) et membre du Centre Interdisciplinaire de Recherche sur le Sport (CIRS) de l’Université de Lausanne. L'occasion de parler du fort rejet autour de ce projet et de ses suites possibles.
La FIFA ou l'UEFA peuvent-elles vraiment sanctionner les équipes européennes qui participeraient à cette nouvelle compétition? (Jimmy)
Oui, elles le peuvent de deux manières. Premièrement, elles pourraient empêcher les clubs de participer à leurs championnats nationaux qui sont organisés par des ligues professionnelles elles-mêmes sous la tutelle des fédérations nationales de chaque pays.
Ensuite, elles pourraient via leurs fédérations nationales empêcher les joueurs des clubs jouant cette Super League d’être sélectionnables pour les compétitions d'équipes nationales. La FIFA comme l’UEFA peuvent donc s’appuyer sur des règles juridiques et leur propre système de régulation pour faire barrage à cette nouvelle compétition. Bien sûr, tout cela pourrait entraîner des batailles juridiques...
Ne vaudrait-il pas mieux laisser partir les clubs plus riches dans leur ligue fermée et reconstruire un football un peu moins riche, mais aussi un peu moins inégalitaire? (Roro)
C’est une option possible. D’ailleurs, il y a un précédent dans un autre sport, le basket européen. Les ligues et les clubs les plus puissants - espagnols et italiens notamment - avaient créé, en 2000-2001, une ligue semi-fermée, l’EuroLeague, de 18 équipes dont 11 avec une licence pour plusieurs saisons.
Cette ligue était plus puissante que la compétition européenne de la FIBA: la SuproLeague. On aurait pu aller vers un modèle de ce type avec cette tentative. Maintenant, par rapport à la FIFA, l’UEFA est beaucoup plus en position de force pour éviter la création de ce type de compétition concurrente hégémonique, car elle a érigé des barrières sportives, économiques et politiques pour les entrants/concurrents potentiels.
Elle contrôle bien son système de compétitions et le fait évoluer régulièrement, selon des cycles de trois ans, pour essayer de satisfaire les «grands clubs». Désormais, les clubs européens pourront participer à trois compétions européennes: la plus élitiste et prestigieuse la Champions League, l'Europa League et la nouvelle, la Ligue Europa Conférence, une compétition a priori plus accessible pour les clubs européens en dehors du «Big Five».
Notre société n'est-elle tout simplement pas malade de l'argent? L'objectif de ceux qui prennent le pouvoir est de privatiser les recettes et laisser les charges à l'Etat. C'est vrai pour le football, avec les clubs locaux, de quartiers, pour drainer les jeunes à potentiel, mais c'est le cas aussi dans nombre d'entreprises avec les bénéfices d'un côté et de l'autre l'éducation, la formation voire la gestion technique et sociale lors de l'abandon de sites.... (ARrow)
Il y a certes beaucoup d'argent dans le foot, le problème est qu'il est surtout très mal régulé. Les fédérations sportives nationales, l’UEFA et la FIFA sont les garantes du lien entre sport d’élite avec les équipes nationales, foot professionnel et foot amateur. Ce sont elles qui doivent assurer le développement du foot féminin et masculin. Seules quelques compétitions sont très rémunératrices: la Champions League, la Coupe du monde de football masculin et l'Euro notamment.
Les autres coûtent de l’argent: les compétitions internationales de jeunes et les compétitions féminines. La formation des jeunes joueurs coûte aussi de l’argent. Il est légitime que l’argent public puisse aider le système de formation des jeunes.
Il est moins légitime que cet argent public aide directement à financer le sport professionnel ou alors avec des contreparties très claires et évaluées en termes économiques, sociales et médiatiques pour les territoires. Il est nécessaire de mieux encadrer les salaires des joueurs (mini-maxi) mais aussi les masses salariales des clubs et les commissions d’agent.
Il faut privilégier des systèmes de redistribution plus importants du foot professionnel vers le foot amateur qui fait fonctionner la «base» de la pyramide grâce à des aides publiques (construction/entretien des terrains, subsides) et grâce au bénévolat local qui reste important dans le football comme dans d’autres sports.
Malgré l'abandon rapide du projet, quelles suites judiciaires pour les clubs qui ont décidé de lâcher la Super League? (Hervé)
Il est possible que l’UEFA les sanctionne, mais je n’y crois pas trop. Cependant, je pense que les supporters, lors de leur retour dans les tribunes, n'oublieront pas, eux, l'identité des clubs engagés dans la Super League! L’abandon du projet aussi rapide s’explique par le fait qu’il était très mal préparé et annoncé et que les opinions publiques s’y sont unanimement opposées, ceci très rapidement, en Europe et notamment en Angleterre.
La plupart des grands clubs, par leurs représentants au comité exécutif, avaient validé la nouvelle formule de compétition 2024 de l'UEFA Champions League. Il est surprenant et maladroit, par exemple, que le patron de la Juventus, également président de l’association européenne des clubs (ECA), et membre du comité exécutif de l'UEFA, ait pu entrer dans un tel double jeu...
Depuis la dissolution du G14 (groupe de pression rassemblant les plus grands clubs européens) en 2008, les grands clubs, comme les ligues professionnelles et les syndicats de joueurs, sont associés par leurs représentants au sein de différentes instances de gouvernance de l’UEFA aux décisions concernant l’organisation sportive et économique des compétitions européennes de clubs… Il n’est donc pas facile de mener des projets concurrents en parallèle. L’UEFA a bien verrouillé «politiquement» le système.
Comment peut-on expliquer une telle débâcle de la Super League d’un point de vue de la communication? (Iñaki Virchaux)
Il y a un facteur essentiellement culturel. Les supporters et les politiques ont peur d’une privatisation totale du football professionnel. L’opinion publique semble tenir à ce modèle européen du sport fait de compromis entre les équipes nationales, le foot professionnel, le foot amateur. Le modèle est unitaire et solidaire, mais il exige encore des ajustements pour une meilleure redistribution des ressources.
Le football professionnel c’est du business, mais c'est aussi bien plus que du business par ses impacts multiples. Un club, c'est une sorte de patrimoine commun. Les fans sont à la fois attachés à la tradition, à l’histoire et l’ADN de leur club qui est profondément lié à un territoire. Les supporters anglais sont certainement plus attachés à la Premier League qu’à une super compétition européenne et ils l’ont largement montré une nouvelle fois en s’opposant à ce projet de nouvelle compétition.
Florentino Pérez affirme que beaucoup de clubs feront faillite s'il n’y a pas de réforme rapide du football... (Xavier)
C’est vrai, mais même sans la crise sanitaire liée au Covid 19, beaucoup de clubs étaient dans des situations d’endettement inquiétant. Florentino Pérez a largement contribué, comme d'autres, à l'inflation non maîtrisée des salaires des joueurs des grands clubs. Malgré les sommes payées, les rendements de ces joueurs sont par nature aléatoires (méformes, blessures...).
Les charges salariales, de l'ordre de 60 70% du budget des clubs, elles, restent fixes. La crise a cependant accéléré l’endettement des clubs. Selon les pays, il y a parfois des aides publiques apportées, mais pas partout.
Sans recettes de billetterie, et avec des recettes de sponsoring et de relations publiques qui ont été souvent renégociées, voire abandonnées, et des salaires que certains clubs n’arrivent pas à renégocier, la trésorerie des clubs est devenue cauchemardesque... Les réformes doivent essentiellement porter sur la régulation financière notamment des masses salariales. Il convient d’instaurer des mécanismes de redistribution aux niveaux national et européen afin d’éviter des écarts budgétaires trop importants entre les clubs pour que les compétitions aient encore un sens.
Comment expliquez-vous l’opacité des rémunérations perçues par des hauts salariés des instances comme l'UEFA, la FIFA et par analogie, de leurs finances en tant qu’entreprises régulatrices? (Iñaki Virchaux)
La FIFA avait des rémunérations opaques des grands dirigeants à l’époque de Blatter, mais le Fifagate en 2015 a entraîné de nouvelles réformes et une réflexion et des décisions sur le plafonnement de la rémunération du président et la limitation des mandats du président (3 maximum de 4 ans).
De manière générale, on peut dire qu’il y a une certaine avancée, depuis ces 5 dernières années, en matière de transparence dans la gouvernance de la plupart des instances sportives internationales.
Conclusion d'Emmanuel Bayle
Ce n’est ni la première fois ni la dernière fois que de telles initiatives de privatisation des grandes compétitions de football apparaîtront.
Ce projet de Super League avorté renforce certainement l’UEFA et le modèle fédéral. Cependant, elle va aussi faire peser sur elle plus de responsabilités pour mieux réguler le business du foot et les dérives potentielles.
Et ce ne sont pas l’UEFA ou la FIFA, seules, qui pourront y parvenir. Il faut que ces instances trouvent des collaborations avec les Etats, l’Union européenne, les ONG qui leur permettent de mieux réguler le fonctionnement sportif et économique des compétitions pour:
- protéger d’une part, la glorieuse incertitude du sport qui fait l’attrait unique des compétitions sportives,
- préserver le lien fort et symbolique entre le foot d’élite et de masse,
- lutter contre les nombreuses dérives potentielles du sport business (dopage, corruption, paris truqués…).