
Ces agriculteurs qui disent non à la chimie
Rencontre avec quatre cultivateurs qui se passent des pesticides de synthèse
Alors qu’un tribunal américain a pour la première fois jugé le glyphosate dangereux pour la santé, et que les Suisses voteront en septembre sur leur avenir alimentaire, des producteurs romands se passent déjà des pesticides de synthèse dans des cultures pourtant réputées difficiles
TEXTE & IMAGES: SAMI ZAÏBI
«Là-bas, c’est ce que j’appelle le désert de Gobi», annonce Blaise Duboux. En Lavaux, dans le petit village d'Epesses, le viticulteur bio pointe du doigt le vignoble voisin. Entre les lignes de vignes, l’herbe a disparu. Ne restent que la terre desséchée et la paille. «Le désherbant, c’est vraiment ce qu’il y a de pire. L’herbe n’est pas une maladie, elle est bénéfique pour la vie», s’insurge-t-il.
Tout le monde veut rendre son assiette plus saine. Mais dans le milieu agricole, les agriculteurs conventionnels, majoritaires, pensent souvent impossible un avenir sans les produits chimiques. Trop d’incertitude, trop de vulnérabilité, pas assez de rendement: le bio fait peur. Cependant, même pour les cultures les plus difficiles à pratiquer biologiquement, certains ont passé le cap. Comment y parviennent-ils? Arrivent-ils à boucler leurs fins de mois? Du Valais au canton de Neuchâtel, nous sommes partis à la rencontre de ces producteurs de pommes de terre, d’abricots, de pommes et de vin qui tracent le sillon de l'avenir agricole.
Quand Blaise Duboux travaille sa vigne, le Léman lui chatouille presque le bout des orteils. Une sensation que devaient partager les 16 générations de viticulteurs qui l’ont précédé dans sa famille, installée depuis six cents ans en plein Lavaux. Amoureux de ses raisins, fier de son héritage, il a estimé qu’arrêter les traitements chimiques était une nécessité. Un choix qui s’est imposé à lui comme une évidence: «On ne devient pas bio, on est bio. On ne fait que le redécouvrir.»
Des vignes en harmonie cosmique
Pour lutter contre le mildiou et l’oïdium, des champignons qui rendent la récolte inexploitable, Blaise Duboux applique en quantité limitée de la bouillie bordelaise, un mélange à base de cuivre et de chaux, et du soufre. Deux pesticides qu’il s’empresse de décrire comme non issus de la chimie de synthèse, pour dissiper tout malentendu: «Cela signifie qu’ils sont présents sous cette forme sans intervention de l’homme. Seul ce type de substances est autorisé par Bio Suisse pour obtenir le label Bourgeon.» Ces produits dits «de contact» ne pénètrent pas dans le végétal, et se dégradent avec le soleil et la pluie, contrairement aux produits dits «systémiques» qui risquent de se retrouver dans le raisin et le vin.
Le travail du vigneron, c’est la recherche de l'équilibre de la plante. Et cet équilibre n’est pas donné par les produits chimiques
En outre, Blaise Duboux s’inspire de la biodynamie. «L’idée est de travailler la terre comme un élément au sein d’un contexte plus large, en relation avec le cosmos. Ainsi, la vigne trouve sa place, elle ne la prend pas sur le reste du monde vivant. Le travail du vigneron, c’est la recherche de l'équilibre de la plante. Et cet équilibre n’est pas donné par les produits chimiques.»
Un choix de vie
Si ces alternatives ont une efficacité certaine, elles ne permettent tout de même pas de concurrencer les traitements chimiques. Les raisins sont plus petits (ce qui améliore la concentration de la matière, selon Blaise Duboux), moins nombreux et plus vulnérables à la météo. «Economiquement, c’est difficile. Mon rendement est en moyenne 30% inférieur à celui des vignerons conventionnels. Comme avant l’arrivée de la chimie, il y a les petites et les grandes années, je suis dépendant de la nature. En 2016, par exemple, j’ai perdu la moitié de ma récolte. Dans ce genre de moments, on est sans filet.»
Ce manque à gagner ne l’attriste pas pour autant. Sa façon de produire lui apparaît comme une évidence, voire même une obligation. «Ce n’est pas la culture biologique qui produit moins, c’est la culture conventionnelle qui produit trop. Loin de la réalité du sol, l’industrie a placé un standard qui n’est pas celui de la nature. Mais dans le monde viticole, les habitudes ont la peau dure, c’est difficile de faire changer les mentalités.»
Producteur de pommes de terre à Engollon, au-dessus de Neuchâtel, Bertrand Comtesse fait état d’une autre réalité. Pour lui, c’est le bio qui a sauvé son exploitation de 24 hectares. Pourtant, il estime aussi à un tiers la différence de rendement entre le bio et le non-bio. «Mais utiliser des produits chimiques, c’est aussi plus de charges. Pour nous, chaque année, ces frais s’élevaient à 30 000 francs. Dès que ces charges sont supprimées, on sent la différence.»
Ainsi, malgré le mildiou et les insectes ravageurs, l’agriculteur parvient à faire subsister son exploitation en bio depuis quinze ans, en diversifiant ses cultures et en vendant aux grossistes et aux particuliers. «Je ne souhaite pas donner de leçons mais je pense que je peux être un exemple qu’il est possible de subsister en bio.» Sans aucun traitement, il pratique ce qu’il appelle une agriculture «féerique»:
L'agriculture «féerique», une quête tant matérielle que spirituelle
En comparaison, 15 kg de pesticides sont en moyenne versés chaque année par hectare de culture de pommes de terre. La part de bio dans le chiffre d'affaires total du commerce de détail de pommes de terre ne s’élève qu’à 13,2%.
Symbole de tout un canton, l’abricot est lui aussi particulièrement difficile à produire en bio, même en Valais, où le climat chaud et sec favorise sa culture sans traitement chimique. Responsable de la production à Biofruits, entreprise qui chapeaute plusieurs producteurs bios valaisans, Stéphane Dessimoz explique la vulnérabilité du fruit: «L’abricot est une espèce dépendante de la météo. S’il y a de la pluie durant la floraison, les abricots sont attaqués par la moniliose, une maladie fongique qui rentre dans le végétal et intègre son système vasculaire, infectant non seulement le fruit mais aussi une partie de la pousse.»
Pour y remédier, seules les mesures préventives sont possibles en agriculture biologique, au printemps, pour éviter la survenue et la colonisation de la moniliose. Comme Blaise Duboux pour sa vigne, les producteurs bios d’abricots utilisent principalement du soufre et de la bouillie bordelaise.
Pas de rentabilité pour l’instant
Toutefois, les traitements autorisés par Bio Suisse ont un impact limité. La pérennité de la production n’est donc pas assurée, explique Stéphane Dessimoz: «C’est difficile de faire de l’abricot en bio. Il suffit d’un peu d’humidité pour créer les conditions d’infection. Les mauvaises années, toute la récolte peut s’envoler. Quand on est en bio, on dort moins tranquille. On dépend de la météo, et si elle est mauvaise, on ne peut pas faire les pompiers pour stopper les infections.»
Quand on est en bio, on dort moins tranquille
Economiquement, le fruit ne constitue pas une part importante des revenus de Biofruits. «L’abricot bio, on le fait parce que le commerce nous le demande. Mais jusqu’à maintenant, sa culture n’est pas rentable. Je pense que si on fait une moyenne sur dix ans, on n’est pas bénéficiaire.» Lisa et Mia, les deux nouvelles variétés d’abricots lancées par l’Agroscope, sont une lueur d’espoir. Adaptées au climat suisse, elles sont développées pour être résistantes aux maladies. «Elles sont prometteuses», se réjouit Stéphane Dessimoz.
En agriculture conventionnelle, la pomme est championne toutes catégories de l’usage de pesticides de synthèse. En moyenne, ce sont chaque année 39 kg de pesticides par hectare qui sont déversés pour les cultures de fruits à pépins. Une utilisation avant tout dictée par des critères esthétiques: «Dans la tête des gens, la pomme est lisse, parfaite, dénonce Sébastien Berner, arboriculteur à Vétroz, en Valais. Or cette pomme est quasiment impossible à produire sans pesticides.» La tavelure, une maladie fongique, attaque en effet régulièrement le fruit, apposant des taches brunes qui n’altèrent pas sa comestibilité.
Pourtant, en Valais, qui concentre environ la moitié de la production suisse de pommes bios, il est possible d’exploiter à grande échelle le fruit, sans pesticides de synthèse. Le secteur est même attrayant, explique Sébastien Berner. «Il y a un marché pour le bio, c’est une opportunité. On ne va pas gagner plus qu’en conventionnel, mais au moins on est assuré qu’il y a de la demande.»
L’arboriculteur estime entre 50 et 60% la perte de rendement. Mais grâce à la plus-value du bio, il dit réaliser le même chiffre d’affaires qu’un arboriculteur conventionnel. Il tient tout de même à son activité de maître d’auto-école, qu’il pratique à côté et qui fait office de sécurité en cas de mauvaise récolte. «En bio, il faut savoir accepter les pertes.» De manière générale, les fruits bios représentent 10,5% du chiffre d'affaires total du commerce de détail pour les fruits.
Des moyens de lutte alternatifs
Comme la plupart des autres agriculteurs bios, Sébastien Berner use de pesticides naturels en petites quantités contre les maladies fongiques, notamment l’argile, qui dessèche les spores du champignon. En parallèle, il développe également des moyens de lutte alternatifs étonnants, misant par exemple sur les prédateurs naturels des ennemis de la pomme:
3 moyens de lutte alternatifs contre les ravageurs de la pomme
Ce petit tour des agriculteurs bios, de leurs difficultés à leurs solutions, suscite plusieurs interrogations quant à un avenir sans pesticides de synthèse. Pistes de réponse avec Lukas Inderfurth, de Bio Suisse.
Comment encourager économiquement ces agriculteurs qui sont davantage dépendants des variations naturelles?
A long terme, les exploitations biologiques disposent de plus de biodiversité, de sols plus riches en humus et d’une production plus variée, elles ont donc tendance à être plus résilientes. C’est pourquoi elles devraient être davantage soutenues politiquement. Cela implique une recherche agraire focalisée et l’élevage de bêtes et de plantes plus adaptées aux conditions locales.
Admettons que le bio s’est imposé. Les fluctuations de production annuelles sont fortes. Les mauvaises années, devra-t-on se passer de ces produits, ou importer en masse?
Les fluctuations de rendement doivent être partiellement compensées avec des produits biologiques d’autres régions suisses ou par des importations. Le commerce intérieur et le commerce régulé par des accords internationaux resteraient des éléments important de la sécurité alimentaire.
A l’autre bout de la chaîne, le consommateur devra-t-il changer de comportement?
Tout à fait. Selon des études très récentes, tout le monde peut être nourri avec des aliments biologiques, mais il faudrait partiellement changer les habitudes alimentaires. Les consommateurs, avec leurs choix d’achats, décident de ce qui est produit, et de quelle manière c’est produit. Cela se manifeste dans le paysage, dans les fermes, parmi les animaux et dans les eaux.
Sans pesticides de synthèse, certaines cultures sont cultivables seulement dans des régions particulières. Si toute la Suisse passait au bio, y aurait-il un énorme repositionnement des exploitations?
Cela dépend des conditions de politique agraire, du comportement des consommateurs et des avancées dans la recherche. Une production adaptée à l'emplacement est très importante dans l'agriculture biologique.
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