
La charge audacieuse de Pierre Maudet
Un reportage de Niels Ackermann et Laure Lugon Zugravu
Si le conseiller d’Etat genevois n’a pas gagné son pari d’accéder au Conseil fédéral, sa campagne – l'opération «Valmy» — a brisé les codes. Autopsie en texte et photos d’un exercice inédit, raconté par son équipe. Et qui laissera peut-être des traces
Niels Ackermann/Lundi13 (photos) – Laure Lugon Zugravu (texte) – Catherine Rüttimann (iconographie) – César Greppin (montage)
Quelques jours après l’annonce de la démission de Didier Burkhalter, Pierre Maudet appelle ses amis, qui n’hésitent pas à répondre présent malgré l’incertitude. Car le conseiller d’Etat du bout du lac n’est pas encore sûr de se lancer. Cela dépend du PLR tessinois – s’il avait proposé deux candidats, il ne se serait sans doute pas déclaré – et de considérations familiales. Lorsque ces deux feux passent au vert, la tête hésite encore mais le ventre, non: «Je devais préparer deux discours, l’un annonçant ma candidature et l’autre y renonçant. Mais ce dernier, je n’arrivais pas à l’écrire.» Dont acte.
Le photographe Niels Ackermann, sentant le politicien genevois prêt à bondir, décide de l'appeler:
Le 26 juillet, Pierre Maudet annonce sa décision à ses collègues de l’exécutif. Il doit rester à couvert jusqu’au 4 août, mais ses lieutenants sont déjà au travail. Ils ont pris, qui des vacances, qui un congé sabbatique, car le financement de la campagne (20 000 francs) ne permet pas de les payer. Il y a Rolin Wavre, vice-président du PLR genevois, membre du comité directeur du PLR suisse et ancien du CICR, promu chef de campagne. Posé, racé, il assure le lien avec le parti suisse et gère les contacts avec la presse. Le poisson-pilote ensuite, homme de réseaux vif et furtif, Sébastien Leprat, responsable des relations extérieures de Genève Aéroport. Pour avoir été collaborateur scientifique d’Eveline Widmer-Schlumpf, il connaît la topographie bernoise, ce qui facilite l’accès aux parlementaires. Le scribe rapide et appliqué, c’est Simon Brandt, conseiller municipal PLR de la Ville de Genève et adjoint scientifique au département de Pierre Maudet.

A sa charge, la gestion du site web et la recherche pour constituer des fiches techniques. Enfin Cédric Alber, élu PLR à Lutry et travaillant à la communication du groupe Kudelski, le cheveu en pétard et une énergie du feu de Dieu: le «spin doctor» en quelque sorte, chargé de la stratégie et des thèmes, avec la mission de faire passer à la presse les mots clés et d’émousser les aspérités du candidat: «En tant que Vaudois pur souche, j’ai toujours tâché d’arrondir Pierre et de m’assurer que le produit Maudet était cohérent.» Chaque intervention filmée fait l’objet d’une analyse. On l’incite par exemple à infléchir le rythme, à respirer.
Du souffle, il en a pour tenir la distance. La première étape consiste à être couché sur le ticket du PLR, mais il part avec de lourds handicaps: il faut courir contre le «Tessiner Ruf» (l’appel tessinois), contre le critère femme, tout en manquant cruellement de notoriété. Et surtout, il ne fait pas partie du club: «Nous n’avions pas d’autre choix que de bousculer cette logique de la cooptation, de l’entre-soi», résume Rolin Wavre. Dès la mi-juillet, ils écrivent une campagne séquencée, un Valmy à trois temps: légitimité, sérieux, crédibilité, dans l’ordre. Car rien ne sert de claironner ses idées quand peu vous connaissent. «On peut parler de politique une fois que la légitimité n’est plus contestée», explique Sébastien Leprat.

Les «réunions Valmy» ont lieu tôt le matin ou le dimanche soir. Le reste du temps, c’est sur une messagerie sécurisée que le «groupe Valmy» communique. Si Pierre Maudet propose le 9 août, en conférence de presse, sa «Vision pour la Suisse», il sait qu’il doit se montrer offensif pour être entendu du reste du pays.
Son staff entre en scène en proposant aux rédactions alémaniques des rencontres avec le candidat. «Le but pour Pierre Maudet n’était pas d’être interviewé, mais de tester ses idées sur les journalistes, de profiter de leur analyse politique pour évaluer ses chances», explique Rolin Wavre. On n’est pas obligé de le croire, mais le fait est que cela marche et le ministre bientôt se retrouve dans les colonnes et à l’antenne des grands médias, y compris ceux qui ne lui prédisaient aucune chance de figurer sur le ticket. Désormais, il a toute latitude pour aborder les thèmes qu’il a choisi de promouvoir: sécurité, Europe, économie, cybertechnologie.
«A ce stade, Pierre Maudet devient le poil à gratter du parti», analyse Sébastien Leprat. Alors que la porte du PLR était fermée au Genevois, il trouve en la presse le maître des clés. Au soir du 1er septembre, à Neuchâtel, son parti l’invite à la fête aux côtés d’Ignazio Cassis et d’Isabelle Moret. A ce stade, l’enthousiasme était tel, dans l’équipe Maudet, que la joie de cette victoire cédait à la déception de n’être pas parvenu à éjecter la Vaudoise.

Mais devenir le chouchou des médias a ceci de paradoxal qu’on ne gagne pas le cœur des parlementaires. Jaloux de leurs prérogatives et de leur indépendance, ils n’apprécient pas de se voir dicter le canevas par une créature médiatique. Ce que résume ainsi le PDC valaisan Yannick Buttet, interrogé dans la salle des pas perdus du Palais fédéral, l’avant-veille de l’élection: «Pierre Maudet va payer très cher son omniprésence médiatique.
Une rencontre «assez froide»: Pierre Maudet et Fulvio Pelli, ancien président du PLR et stratège au service d'Ignazio Cassis. Niels Ackermann explique ce cliché:
Certains collègues alémaniques m’ont dit qu’on n’était pas en France, ici. Il donne l’impression de nous forcer la main. Quant à sa prétendue envergure, elle servirait à quoi? A faire de l’ombre aux autres.» Un avis que ne partage pas le socialiste valaisan Mathias Reynard: «Je ne pense pas que Pierre Maudet en ait trop fait. Il s’est entouré des bonnes personnes et sa campagne est positive.» Idem pour la conseillère d’Etat socialiste vaudoise Géraldine Savary.

Mais l’histoire donnera raison à cette conseillère nationale verte, soucieuse de son anonymat: «Pierre Maudet a réussi à faire de lui une histoire, il n’a laissé personne indifférent. Mais il sous-estime l’ego des parlementaires, devant lesquels son ton péremptoire ne passe pas.» Conscients de ce risque dès le mois d’août, Pierre Maudet et son équipe décident de passer au point 2 de «l’opération Valmy»: le corps-à-corps.
Au soir du dimanche 13 août, le Genevois se présente impromptu au domicile argovien du vieux routier de la politique fédérale, l’UDC Luzi Stamm. «Il semble que votre femme ne me connaisse pas, j’ai un petit cadeau pour elle», lance-t-il. Dans ses mains, une corbeille de produits genevois du terroir – cardons, saucisses, confitures, payés par le budget de campagne, et vin offert par un ami encaveur.

Car, quelques jours plus tôt, Luzi Stamm avait déclaré dans les colonnes du Temps: «Pierre Maudet? J’ai demandé à ma femme si elle le connaissait. Elle m’a répondu non et cela ne m’a pas surpris.» Ajouter que Frau Stamm est une ancienne hôtesse de l’air et qu’elle a travaillé à Genève. Ce commentaire malicieux aussitôt lu, la route aussitôt prise. On a beau être un ministre 4.0, on sait que les liens ne se nouent pas par SMS. La veille de l’élection, dans la salle des pas perdus, Luzi Stamm se souvient de sa surprise: «Maudet a une forte personnalité, je l’ai vu à cette démarche, à son discours aussi. Et la Suisse a besoin de fortes personnalités, sur le dossier européen notamment. Mais la légalisation des sans-papiers, ça ne va pas.» Et sa campagne rentre-dedans? «Das isch OK!» répond le politicien, le visage barré d’un grand sourire.


A trois reprises, Pierre Maudet va prendre la route pour atteindre les parlementaires dans leurs pénates: un road trip à Heidiland de 2720 kilomètres au total. C’est que le road show organisé par le PLR, gentilles agapes à Zoug, Fribourg et Bâle, ne peut lui assurer des votes, car toute confrontation entre candidats y est bannie: «Le parti suisse refusant qu’on mène campagne, car il est aussi dans la logique de l’entre-soi, nous devions aller nous-mêmes à la recherche des voix», commente Sébastien Leprat.


Reste donc à Pierre Maudet à aller au contact des électeurs, «pour prendre le pouls, comprendre ce qui se passe à Berne et expliquer sa vision», poursuit Sébastien Leprat. Première cible: les conseillers aux Etats, dont 42 sur 46 sont contactés par les bons soins de leurs pairs genevois, les socialistes Liliane Maury-Pasquier et Robert Cramer.

Tous ne répondent pas présent, mais il prend son bâton de pèlerin et ses corbeilles du terroir. Au banquier et conseiller national zurichois Hans-Peter Portmann, il envoie la version allemande d’Astérix chez les Helvètes, eu égard à la ressemblance du politicien avec Zurix, page 20.
Les pages suivantes, Pierre Maudet les écrit sur les chemins de campagne, sur son téléphone, dans les chambres d’hôtel. Pendant que ses fourmis laborieuses alimentent méticuleusement des fiches qui l’aident à préciser le profil des gens qu’il ne connaît pas encore, leurs liens d’intérêt, les arguments auxquels ils sont susceptibles d’être sensibles.

Il scénarise, il fouille, il calcule. Jusqu’à reproduire le tableau des sièges au Sénat et au Congrès américains d’une célèbre série télé. C’est House of cards version Coupole. Dans l’hémicycle, des cases de différentes couleurs – convaincus, à convaincre, cibles.

Pendant les «réunions Valmy», l’équipe compte, analyse les dynamiques de partis, imagine les stratégies lors du vote, anticipe différentes séquences de premier tour.
Que griffonne Pierre Maudet sur son carnet dans les minutes qui précèdent l'audition qui déterminera si sa candidature est validée?
Bref, elle s’adonne au casse-tête bernois que les parlementaires, eux, maîtrisent à la perfection.
Le sprint final, le Genevois le court à l’ombre, au restaurant Della Casa. Quand il ne se jette pas sur un Tessiner Schnitzel, Pierre Maudet patiente.

Il espère que des parlementaires, contactés par son équipe et «exfiltrés» du parlement afin de passer sous le radar médiatique, empruntent l’entrée des artistes, située dans une ruelle, pour le rejoindre dans une petite salle dévolue à «l’opération Valmy».

Pour tromper l’attente, il peut contempler des instruments chirurgicaux du XIXe siècle exposés dans une vitrine, allusive torture. «Il était coincé dans cette salle à attendre des rendez-vous, livré aux jeux florentins du parlement», résume Sébastien Leprat.
Huit heures trente, dans la galerie des Alpes du Palais fédéral, la tension culmine. L’union sacrée des hommes de Pierre Maudet fait place à autant de solitudes, les regards rivés sur la télévision. Les téléphones ne s’agitent plus, les dents cherchent les ongles. Et puis le verdict, la clameur des Tessinois, le silence. Difficile d’arracher un mot à son équipe. Seul Cédric Alber dit: «Emotionnellement, c’est dur. On espérait que le système se rebelle un peu.» Le Genevois aura bousculé sans enfoncer les lignes.


A l’hôtel Bellevue la veille au soir, où se joue une belle tranche de la comédie humaine, Isabelle Moret confiait: «C’est la première fois qu’un candidat fait une campagne de cette sorte. Tous les parlementaires se posent maintenant la question de savoir si c’est le style qui va prévaloir à l’avenir.» La réponse est oui, à entendre le chef de groupe des Verts, le Zurichois Balthasar Glättli, dont le parti a pourtant choisi de soutenir Isabelle Moret: «La campagne de Maudet a été très intensive et rafraîchissante. J’espère que ce sera une leçon pour les futurs candidats: il faut désormais se donner la permission d’afficher des positions politiques.»

C’est peut-être ce que le Genevois laissera en héritage. A courir dans le magasin de porcelaine, il aurait alors prouvé que ce 20 septembre n’était pas un jour ordinaire.

Photos: Niels Ackermann/Lundi13
Texte: Laure Lugon Zugravu
Format numérique: César Greppin
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