
Le derby du Caucase
Russie-Géorgie, 80 minutes de rugby et de géopolitique
Dix ans après la fin de la seconde guerre d'Ossétie du Sud, le Championnat européen des Nations – la deuxième division continentale – proposait un choc entre les deux ennemis d'hier. Reportage
- Texte: Clément Girardot
- Photos: Julien Pebrel | Myop
Des tubes techno résonnent dans les tribunes quasiment vides du stade Kuban de Krasnodar. Le maigre public est essentiellement composé de quelques centaines de Géorgiens, rassemblés en haut de la tribune Ouest. Certains sont venus en avion depuis la capitale, Tbilissi, d’autres habitent en Russie, où ils forment une diaspora importante. Drapeau national aux cinq croix rouges noué sur les épaules, ils tentent de donner vie à ce match Russie-Géorgie, choc du Championnat européen des Nations de rugby, le 6 Nations B.
Le contraste est saisissant avec l’ambiance électrique du match aller, un an plus tôt, avec 50 000 supporters géorgiens massés dans le stade du Dinamo de Tbilissi. Ils sont aujourd’hui devant leur télé. «L’intérêt pour ce match est grand en Géorgie, c’est l’un des plus regardés de la saison», affirme Nika Lobiladzé, fondateur de Rugby TV, qui retransmet l’événement en direct sur Internet.
La diffusion télé est assurée par Imedi, l'une des principales chaînes privées du pays. Depuis des semaines, chaque pause publicitaire est l’occasion d’annoncer le derby entre les Lélos (surnom de la sélection donné en hommage au sport traditionnel du même nom, proche de la soule) et les Ours russes.
Les gens attendent que nous gagnions et rien d’autre. Mais si on se met trop de pression ça ne marche pas
Dans les rues de Krasnodar, rares sont les passants au courant de l’événement. La Russie n’a jamais été une terre de rugby. Pire, depuis 1993, elle n’a plus battu son voisin caucasien. Dans le vestiaire d’en face, cette série a eu l’effet inverse. «Les gens attendent que nous gagnions et rien d’autre, admet le talonneur Shalva Mamukashvili. Mais si on se met trop de pression ça ne marche pas. On doit donc prendre ce match comme n’importe quel autre.»

Masseurs et kinés profitent des derniers instants pour mettre les joueurs en condition. «C’est surtout pour le mental, ils vont à la guerre, spécialement contre les Russes, il faut les chouchouter un peu», confie Christian Marin, l’ostéopathe français du XV géorgien.
Un contexte politique tendu
La ferveur géorgienne s’explique en grande partie par un contexte politique tendu. L’antagonisme entre les deux pays est vif depuis l’éclatement de l’URSS. Il a culminé lors du conflit armé d’août 2008. La Russie soutient les régions séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, qu’elle a reconnues après la signature du cessez-le-feu comme des Etats indépendants. «Pour moi, le sport est au-dessus de la politique mais je comprends les gens qui attendent une revanche. Tous les Géorgiens, nous partageons une même douleur», estime Nika Lobiladzé.
Depuis, des événements sporadiques viennent raviver la crise. La mort inexpliquée d’un Géorgien le 23 février dernier en Ossétie du Sud a rouvert la plaie. Tbilissi réclame le corps. Juste avant d’entrer sur le terrain, les Lélos apposent un fin brassard noir sur la manche de leur maillot grenat.
Ce contexte paralyse les joueurs géorgiens qui, fébriles et maladroits, manquent leur début de match et concèdent une pénalité à la 17e minute. «Mais qu’attendez-vous!» peste le sélectionneur néo-zélandais Milton Haig, à la tête du XV géorgien depuis 2011, assis dans la tribune de la presse avec ses assistants. Les Lélos se ressaisissent et marquent un essai mais commettent de nombreuses fautes, sanctionnées par deux pénalités supplémentaires. Le public pousse en mêlée au cri de «Sakartvelo Sakartvelo» (Géorgie Géorgie). De timides «Rassia Rassia» leur font écho. Le pack russe a plus de répondant: 9-7 pour les Ours à la mi-temps.
Les générosités du premier ministre
C’est une surprise tant la Géorgie, qui a remporté dix des onze derniers tournois, domine le 6 Nations B. Douzième nation mondiale, considérée comme une des équipes montantes au niveau international, c’est une terre de rugby sans équivalent dans le Caucase. «Depuis quatre ou cinq ans, c’est devenu le sport le plus populaire, observe Milton Haig. Beaucoup d’enfants qui auparavant auraient joué au football s’inscrivent au rugby.» Sans conteste, le rugby est aussi le sport le plus médiatique et le mieux doté.
Beaucoup d’enfants qui auparavant auraient joué au football s’inscrivent au rugby
Il n’en a pas toujours été ainsi. «Avant, le financement du rugby par le gouvernement était très faible, on peut même dire que ce sport était abandonné. Lors de la Coupe du monde 2007, la Géorgie a vaincu la Namibie [premier succès en Coupe du monde] et perdu de seulement quatre points un match historique contre l’Irlande. Après cela, le changement a été radical», témoigne Gocha Svanidzé, le président de la Fédération géorgienne de rugby.

L’ex-joueur est très reconnaissant envers le milliardaire Bidzina Ivanichvili, éphémère premier ministre (2012-2013), dont le soutien a permis au pays de se doter de stades dédiés uniquement au rugby. Grâce à ces nouvelles infrastructures, aux victoires de la sélection nationale et au travail de terrain de la fédération auprès de la jeunesse, le nombre de licenciés a explosé, passant de 2600 en 2007 à 5300 en 2011 et à 15 400 en 2017.
Haies d’honneur mutuelles
Au retour des vestiaires, les Lélos se montrent enfin dignes de leur réputation. Plus agressifs et entreprenants, ils reprennent l’avantage par une pénalité alors que l’orage gronde au-dessus du stade Kuban. Dans les tribunes, tout est bon pour se protéger de la pluie battante: parapluies, ponchos, sacs plastique, drapeaux. Sur le terrain, les Russes ne peuvent rien face à la puissance des mauls du pack géorgien. La Géorgie inscrit trois essais et s’impose finalement 29-9.
Au coup de sifflet final, la techno redémarre. Les deux équipes se font mutuellement une haie d’honneur avant de quitter la pelouse, seulement applaudies par le dernier carré de fidèles géorgiens. «Sakartvelo! Sakartvelo!» Les joueurs russes ne traînent pas non plus dans le vestiaire. «Je leur avais dit de jouer sans pression et ils ont résisté pendant 60 minutes», se satisfait leur entraîneur, l’Irlandais Mark McDermott. Un brin désabusé, il ajoute: «Bon, en fin de compte, c’est la 22e fois que nous jouons la Géorgie et c’est notre 20e défaite…»
Invaincue depuis 2012, la Géorgie a depuis signé un nouveau Grand Chelem en dominant la Roumanie (25-16), donnant encore plus de poids à une ancienne revendication: sortir de l’antichambre de l’élite mondiale et se frotter plus fréquemment aux nations du top 10. «On a besoin de jouer le Tournoi des 6 Nations, de rencontrer des grosses équipes pour progresser», soutient le pilier Karlen Asieshvili.

Mieux classée que l’Italie
Depuis quelques années, les Lélos frappent à la porte du plus prestigieux tournoi de l’hémisphère Nord. «Cela peut rester notre rêve ou bien devenir réalité, mais nous n’avons pas de pouvoir là-dessus», commente Shalva Mamukashvili. Le tournoi est un club fermé, géré par une entité privée. Son dirigeant, John Feehan, l’a rappelé l’hiver dernier: aucune place n’est à prendre, pas même celle de l’Italie, qui accumule les défaites depuis 2015 et pointe désormais deux rangs derrière la Géorgie au classement mondial.
Avant de reprendre l’avion, toute la délégation géorgienne a été invitée au traditionnel banquet d’après-match par la fédération russe. Les perdants font grise mine. Les Lélos, qui ont revêtu le smoking, savourent leur succès. Des échéances importantes les attendent prochainement: un match contre l’Italie en novembre qui, en cas de victoire, relancera le débat sur leur intégration dans le 6 Nations, et surtout la Coupe du monde en 2019.

Entre les tablées russes et géorgiennes, Karlen Asieshvili improvise une spectaculaire démonstration de danse traditionnelle. Puis, bras dessus bras dessous, tous les joueurs entonnent en chœur le refrain d’une célèbre chanson patriotique: «Herio, les gars, herio! Ne contentons pas l’ennemi…» Leurs voix résonneront encore dans le bus et à l’aéroport, jusqu’au décollage du vol spécial pour retourner à Tbilissi. «Félicitations les gars», lancera même au micro d’une voix rauque le commandant de bord, avant de mettre les gaz.
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