
Ensemble enfin
Ils se sont retrouvés au petit matin à l’aéroport de Cointrin, après sept années de séparation. Mulugeta, Erythréen réfugié politique en Suisse, a pu serrer dans ses bras son épouse Shewit et son fils Biniam. Les histoires d’amour parfois finissent bien
- Reportage: Christian Lecomte
- Photos: Eddy Mottaz
- Vidéo: Eddy Mottaz, Gaël Hürlimann
- Format Web: Florian Fischbacher
Biniam, 7 ans, est un gosse très «chou». Des yeux de velours, un sourire comme un soleil. Au Collège des Petits-Pois à Aigle, tout le monde l’aime bien, élèves comme enseignants. C’est le petit nouveau, arrivé en septembre. Un souci cependant: il tient peu en place. Bouge, s’en va explorer le fond de la classe, au passage rend visite à tel ou telle. Il demande aussi à aller aux toilettes. Souvent. Au début, la maîtresse a laissé faire. Puis a fini par juger que la haute fréquence de ses besoins pressants était suspecte. Elle l’a pisté et compris que les WC étaient pour Biniam comme un terrain de jeu: il y déroulait sur de longs mètres le papier-toilette et appuyait à tout va sur les chasses d’eau. Il fut réprimandé puis on lui expliqua que cela ne se faisait pas.


Il y a quatre mois de cela, Biniam habitait encore à Addis-Abeba en Ethiopie avec Shewit, sa maman, Avant, il a vécu sous tente dans l’immense camp de réfugiés de Mai-Aini (10 000 personnes), administré par l’ONU. Il s’y est rendu à pied depuis l’Erythrée voisin, son pays. Trois jours de marche avec un passeur. Encore avant, Biniam a passé une année à la prison de Karsheli d’Asmara, avec Shewit. Il ne s’en souvient évidemment pas. Il ne se souvenait pas non plus de Mulugeta, son père, célèbre saxophoniste qui a quitté l’Erythrée en 2012 et a obtenu l’asile politique en Suisse. Il travaille comme homme à tout faire sur les rives du Léman.
Retrouvailles
7 septembre 2018, secteur arrivée de l’aéroport de Genève. Il est à peine 6h. Peu de monde. On entend au loin des autolaveuses et les grilles de boutiques qui se hissent et grincent. Mulugeta tient deux bouquets: l’un composé de fleurs, l’autre de ballons multicolores. Il attend le vol direct d’Ethiopian Airlines en provenance d’Addis-Abeba qui doit se poser à 7h25. Le reste est un instant de bonheur intense, de ceux qui bouleversent autant les proches que le quidam. Ces trois-là enfin se voient, enfin se touchent, enfin se pleurent.
Mulugeta a l’habitude de dire que ce qui le choque le plus en Suisse, «ce sont les amoureux qui s’embrassent en public». Ce matin de septembre pourtant, la pulsion ôte la pudeur: ils s’enlacent aux yeux de tous et de personne car ils sont, soudain, seuls au monde. La famille est au complet: Biniam, Shewit, Mulugeta.
Ils s’enlacent aux yeux de tous et de personne car ils sont, soudain, seuls au monde
Ces histoires-là courent la planète depuis toujours. Pays en misère et/ou en guerre gouvernées par ces présidents réélus pour la énième fois à 99% des voix. Exode, séparations, demande d’asile, ces visages que des milliers de kilomètres séparent et qui se parlent via la fenêtre Skype. Chez nous, ces ombres dans nos rues louvoient, toutes pareilles, furtives, oisives parfois, affairées souvent, en quête d’abri et de papiers, d’un guichet à l’autre sans cesse.
Mulugeta et Shewit ont donné leur accord pour que l’on passe un peu de temps avec eux. Parce que l’envie a été forte de dérouler là un pan de leur mémoire et de donner un sens à leur exil. Après les retrouvailles, les trois sont allés jusqu’à Aigle, après le lac. Le foyer familial se résume à un grand studio confortable. Mulugeta habite là depuis plusieurs années.
Claire Annette, une ancienne bibliothécaire qui dispensait des cours de français aux requérants d’asile à l’abri PC de Gland, le connaît depuis 2012. Elle raconte: «Quand il a su qu’ils arrivaient, il a lessivé et rangé l’appartement, il a posé des rideaux et a acheté des meubles. Dans le magasin, il demandait à des parents de le conseiller sur la grandeur du lit pour son fils. Il a même acheté un tabouret pour que Biniam accède au lavabo et à l’évier. Il me posait souvent cette question: c’est quoi un enfant de 7 ans?»
Mulugeta est né en Erythrée en 1980 pendant la guerre d’indépendance opposant le gouvernement éthiopien aux mouvements séparatistes érythréens. Elle s’est achevée en 1991 avec la proclamation de l’Etat d’Erythrée deux ans plus tard. Mais les tensions sont restées vives entre les deux nations sur le tracé de la frontière (des morts par dizaines de milliers). Dans le pays, Isaias Afwerki, président depuis 1993, exerce un pouvoir absolu. Les parents de Mulugeta sont assassinés. Il a alors 4 ans. De confession orthodoxe, l’orphelin est placé jusqu’à l’âge de 19 ans dans un orphelinat tenu par des religieuses italiennes. Il y est scolarisé et se passionne pour la musique, le saxophone surtout.

Au contact des Sœurs, il apprend aussi le bricolage et surtout l’art du jardinage. Ses compétences dans le domaine lui ont permis de décrocher vingt-cinq ans plus tard un emploi dans une vaste demeure sur la rive vaudoise du Léman. Son employeur confie qu’il a la main verte, au point de bâtir avec du bambou une maison à concombres, de cultiver des patates douces, du gingembre et des melons, même si ceux-ci périclitent vite parce qu’ils sont trop arrosés. «Quand il plantait un arbre, il murmurait à la terre «repose en paix, dors bien», il m’a expliqué qu’il lui parlait comme aux morts de son pays», poursuit l’employeur.
«Musicien esclave»
Retour en Erythrée. L’armée est un passage obligé pour tout citoyen. Muguleta y passe douze années de souffrance. Il est mobilisé sur la frontière qui est aussi une ligne de front. Il est simple soldat, en première position. Est blessé au coude, par balle. L’armée le mute: il est promu saxophoniste dans l’orchestre national. «Je suis devenu musicien esclave», dit-il. Il est plutôt bavard, frondeur, cumule donc les séjours en prison. Toute détention commence par un tabassage en règle pour soumettre les captifs. Il raconte: «C’est un pays sans liberté, l’un des plus fermés du monde, où l’on vit avec la peur, on passe tous par la case cellule. J’avais un seul laissez-passer pour voyager, mais seulement d’Asmara à Asmara.» Dans le même temps, il devient une célébrité parce que les concerts drainent des foules et sont télévisés.
C’est ainsi qu’en 2006 il rencontre Shewit dans un autobus à Adi Guadad. Elle reconnaît le musicien. Ils se marient. Shewit, née en 1988 d’un mariage mixte érythréo-éthiopien (pas la meilleure filiation là-bas), est aussi orpheline. Mulugeta est peu après incarcéré à la prison d'Edapaylot et battu sous le prétexte que chez lui on écoute Erena, la radio de l'opposition. Quand Biniam naît en 2011, Mulugeta est encore en prison. Le 24 mai 2012, il s'envole pour la Suisse avec l’orchestre national qui donne une série de concerts officiels à l’occasion de la fête de l’indépendance érythréenne. Sur place, l’idée germe avec deux autres musiciens de s’échapper. Une évasion depuis un hôtel des Pâquis, un rendez-vous fixé par des opposants en exil «là où il y a beaucoup d’eau, près de la statue d’un cheval». Il y est attendu, on le cache pendant dix jours puis il se rend au centre d’enregistrement de Bâle pour entamer une procédure d’asile politique.
En Érythrée, quand quelqu’un déserte, le parent le plus proche est jeté en prison ou doit s’acquitter d’une forte somme d’argent
Le reste est une longue attente, la crainte du refoulement, les nuits dans les abris PC, les journées passées au-dehors, les premiers cours de français, de l’art-thérapie aussi pour s’exprimer, les attentes dans les offices pour réfugiés, les palabres avec d’autres requérants autour de la photocopieuse, objet ô combien indispensable. Et il y a ce monde nouveau, ce pays d’accueil où Mulugeta s’agite «comme un tournesol». Sans cesse tourné vers la lumière, l’aisance des gens, leur liberté. «On ne reçoit pas de coups ici», dit-il. Il est subjugué par les reflets changeants du lac qui accompagnent ses voyages en train pour se rendre au travail. Il pense évidemment à Shewit et Biniam.
Une année en prison
En Erythrée, quand quelqu’un déserte, le parent le plus proche est jeté en prison ou doit s’acquitter d’une forte somme d’argent. Au début, Shewit subit des persécutions, n’a pas le droit aux magasins d’Etat. Elle est finalement incarcérée avec son fils. Elle raconte aujourd’hui: «Nous avions peu à manger et peu de visites. Il y avait beaucoup de prisonnières de droit commun, des personnes très différentes de moi, je ne m’entendais pas avec elles.» La sœur de Mulugeta qui vit aux Etats-Unis réussit à réunir suffisamment d’argent. Shewit est libérée après une année de détention et sitôt organise sa fuite vers l’Ethiopie.

Claire Annette se souvient: «Mulugeta a reçu une photo des deux en Ethiopie, cette photo l’a bouleversé et m’a beaucoup émue. Elle fut un moteur pour activer la demande de regroupement familial.» Difficile de mesurer le degré de culpabilité de Mulugeta. Il a quitté son pays parce que sa vie était menacée. Mais il y a laissé femme et enfant. Dilemme avec lequel il a vécu jour et nuit, qu’il a rendu supportable en préparant avec ardeur et patience leur venue. Mulugeta a réuni une à une les conditions au regroupement: cinq années passées en Suisse, trois années de détention de permis F de réfugié politique, des analyses ADN prouvant la filiation, un salaire suffisant, ne pas dépendre de l’aide sociale, un logement.
Monica Rodriguez, assistante sociale au Centre social d’intégration des réfugiés de Lausanne, a accompagné son parcours administratif: «Il était désemparé face à la complexité des démarches. Il se sentait incompris: sa demande humaine de faire venir son épouse et son fils se confrontait à nos lois et procédures. Nous avons travaillé sur ce décalage. Il n’a jamais baissé les bras, il a trouvé un travail et est vite devenu autonome financièrement. Tout le mérite lui en revient. De notre côté, nous lui avons fourni les outils.»
L’entrée sur territoire suisse n’était toutefois pas acquise d’avance. L’Observatoire romand du droit d’asile et des étrangers qui suit la situation des requérants d’asile érythréens note un nombre croissant de personnes se retrouvant avec une décision de renvoi, suite à l’accord de paix signé le 16 septembre dernier entre l’Ethiopie et l’Erythrée. Mais rien ne montre que la situation des droits humains y soit améliorée, relève l’ONG. Shewit et Biniam ont pu néanmoins se poser à Genève avec toutes les autorisations et des billets payés par Mulugeta.
Shewit a trouvé que son mari avait changé: «Il a pris des kilos et il est devenu Suisse, il est content, avant il était souvent fâché.» Elle apprend le français, semble parfois lointaine, encore un peu là-bas, dans la Corne de l’Afrique. L’autre jour, elle a été convoquée par la maîtresse de Biniam pour parler de lui, de sa vie en classe, de ses progrès. Elle a eu peur de s’y rendre. «Le passé l’a rendue craintive», dit Claire Annette. Biniam a reçu récemment des gants, ne les quitte plus. Il a participé le 2 décembre à la Course à travers Aigle. Sur le parcours, Mulugeta et Shewit l’ont encouragé, comme tous les papas et toutes les mamans.
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