
Genève à pas de géantes
Un reportage d'Alexandre Demidoff
La Petite Géante et sa Grand-Mère envoûteront Genève jusqu’à dimanche soir. Signée Royal de luxe, la saga devrait attirer un million de spectateurs. Plongée dans les dessous d’une fabrique à merveilles
- Photos: Léa Kloos, Keystone et Reuters
- Vidéos: Keystone
Cette œillade-là, je ne l’oublierai pas. C’était vendredi matin, place de Sardaigne, à Carouge, à l’heure du sirop et de la Chupa Chups. Sa paupière se fait de velours et sa pupille en amande me transperce.
Sur le bout de ma langue soudain, un goût de diabolo menthe. La Petite Géante vient de sortir de sa boîte grenadine. Autour d’elle, des pages en grande livrée – les Lilliputiens – veillent à chacun de ses gestes. Elle pose à l’instant son pied de biche sur le bitume genevois et des milliers de bouches bées, de sceptiques très vite convertis, d’apprentis damoiseaux, saluent cette infante échappée du ciel.
Et le plus beau, c’est qu’elle m’a distingué. Le plus beau surtout, c’est que chacun s’est cru remarqué, élu de cette souveraine indolente. Les grandes séductrices font toujours croire que vous êtes seul au monde à compter dans leurs mirettes.
C’est ainsi que le journaliste, pourtant cuirassé, s’est trouvé «géantisé». C’est ainsi aussi que Genève sera «géantisée» jusqu’à dimanche à la tombée du jour, entre parcs, lac et rivages. Près d’un million de spectateurs sont espérés, de toute la Suisse et de la région Rhône-Alpes. «C’est le plus grand événement culturel de ces dernières années à Genève, confie Sami Kanaan, ministre municipal de la Culture. La parade des géantes balaie la frontière entre art populaire et formes élitaires. C’est une fête pour tous, avec des mesures de sécurité exceptionnelles, entre 1000 et 1500 gendarmes et policiers mobilisés.»
Je voulais trouver un langage qui me permette de m’adresser à toute une ville
Derrière ce conte à baguenauder au vu de tous – enfin! –, derrière cette suspension des affaires courantes conspirent la compagnie française Royal de Luxe et son ogre de chef, Jean-Luc Courcoult. C’est cet homme habillé en jaune léopard ou en rouge perroquet, ce parrain parfois mal luné, excessif et foutraque, sorti d’un roman de San-Antonio qui imagine en 1993 l’existence de géants, des titans bienveillants qui habiteraient de l’autre côté du mur de Planck – nom d’un physicien allemand fameux – et rendraient visite à leurs lointains cousins terrestres.

«Je voulais trouver un langage qui me permette de m’adresser à toute une ville», raconte-t-il. Le premier géant voit ainsi la lumière au Havre, en 1993, à la stupeur des habitants. La tribu s’élargit, avec un Eléphant magistral – talisman de la ville de Nantes où la troupe est basée – une Girafe affolante, un Scaphandrier et, depuis 2014, une Grand-Mère géante, la seule de ces créatures douée de parole, 7,30 mètres de bonhomie à la rhubarbe et une langue cosmique, sabir qui est à la fois celui du pope et du samouraï. C’est elle que Jean-Luc Courcoult a dépêchée à Genève, avec la Petite Géante. Ces deux-là, toute la planète les veut. Ou, à défaut, leur père et leurs cousins.
La Petite Géante, une madone à Santiago
On exagère? Au printemps, Montréal a vécu la liesse dans leur sillage. En juillet, Le Havre a fêté leur retour à l’occasion des 500 ans de la ville: quelque 600 000 spectateurs les ont accompagnées. A Santiago du Chili, en 2010, ce sont près de deux millions d’énamourés qui ont soupiré aux pieds de la Petite Géante, fendus jusqu’à l’âme par son aura mélancolique. «On n’avait jamais vu ça, elle était considérée comme une madone, se souvient Gwenaëlle Raux, productrice de Royal de Luxe. Des spectateurs réclamaient un bout de sa robe, comme une relique.» Cet élan d’amour, on le retrouve à Liverpool, note Matthieu Bonny, l’un des concepteurs de la Grand-Mère géante.
«Au Havre ou à Liverpool, l’enthousiasme est à chaque fois phénoménal, raconte-t-il. Ce sont des villes ouvrières, leurs populations vont plus facilement au stade qu’au musée, elles sont très réceptives à nos parades. Il y a un côté art brut dans ce que nous proposons.» Et Genève, alors? Pourquoi? Comment? Tout a commencé dans l’esprit de Jean Liermier, directeur inspiré du Théâtre de Carouge. «Il était prévu que nous fermions en 2017 notre théâtre pour qu’il soit reconstruit. Je me suis dit que la présence des géants serait une belle manière d’inaugurer cette phase d’activités hors de nos murs. J’ai pensé aussi que Genève avait besoin d’un événement de cet ordre, que nous nous mettions tous à regarder dans la même direction, l’horizon des géants.»
L’opération Gargantua
Il adresse alors un e-mail à la compagnie dans lequel il invite la Petite Géante à skier sur le toit de son théâtre. La trouvaille poétique séduit Jean-Luc Courcoult. Les deux hommes se rencontrent à Nantes, dans les ateliers de Royal de Luxe. Ils décident alors de lancer l’opération «Gargantua», du nom de cet agitateur de pensées énormissime qui, raconte la légende, avait tellement soif qu’il a creusé dans le Rhône de quoi se désaltérer, engendrant ainsi le Léman – et accessoirement le Salève, avec le limon du fleuve.
Un grand gosier comme totem. La fabrique de la «Saga des géants» version suisse peut commencer. Avec une première «mission», comme on dit dans l’ancienne rizerie nantaise où sont logés les ateliers de Royal de Luxe. Jean-Luc Courcoult et Gwenaëlle Raux s’immergent une première fois à Genève au printemps 2015. L’artiste visite notamment le CERN; il est fasciné par le boson de Higgs. Au retour, il écrit un premier scénario et jette sur la carte, comme un général avant les grandes manœuvres, des tracés. A l’automne, ce sont ses aides de camp qui débarquent, le directeur technique et les directeurs des manœuvres, ces capitaines qui commandent la manipulation des pantins, une trentaine de Lilliputiens sous leurs ordres.
Ce projet est incroyablement fédérateur à tous les échelons, ceux du canton comme des communes.
«Nous passions nos journées sur nos vélos, raconte Matthieu Bonny, qui commande la manœuvre sur la Grand-Mère géante. Et nous concevions des itinéraires avec ce souci: éviter les rues avec des dos-d’âne ou des arbres volumineux. Jean-Luc était émerveillé par la plaine de Plainpalais. Nous, nous avons été frappés par la présence des câbles d’éclairage dans les rues, ce qui rendait impossible le passage de la Grand-Mère dans un certain nombre d’endroits. Pour bâtir notre scénario, nous avons dû tenir compte de tout cela.»
Entre-temps, Jean Liermier joue les intermédiaires entre Jean-Luc Courcoult et Sami Kanaan, alors maire de Genève. «Sans l’appui des autorités, il n’y a pas de saga possible, souligne Gwenaëlle Raux. La «Saga des géants» implique chaque fois l’engagement de tant de services, de la voirie à la police, des transports publics aux premiers secours.» «J’ai tout de suite été convaincu, dit Sami Kanaan. Ce projet est incroyablement fédérateur à tous les échelons, ceux du canton comme des communes.» Le consensus est d’autant plus facile à trouver qu’une association a été créée pour financer le spectacle. Présidée par le Genevois François Passard, elle collecte 2 millions de francs en un temps record.
Le grand gosier prend forme. Début septembre, la Grand-Mère géante et sa petite chérie débarquent en pièces détachées et en catimini dans une halle à cinq pas gargantuesques de l’aéroport de Cointrin. C’est là que Jean-Luc Courcoult, Matthieu Bonny et l’état-major de Royal de Luxe vont répéter, dans le plus grand secret, pendant quatre semaines les manœuvres exigées par la parade. «Il faut régler chaque scène à la virgule près, confie Jean-Luc Courcoult, et former l’équipe genevoise qui s’ajoute aux 84 membres de la troupe. A nos géantes sont associées des grues. Le travail des grutiers est essentiel. S’il est trop rapide, l’émotion est cassée.»
Confidences de coulisses
Que le soleil tanne ou que le ciel se grippe, les géantes assimilent leur partition, comme le souffle l’acteur genevois Xavier Loira qui, juché sur un podium, interprète en direct la glossolalie de la Grand-Mère géante. «L’organisation est inouïe, il faut imaginer une fourmilière, une centaine de personnes au travail, musiciens, Lilliputiens, mais aussi grutiers et techniciens. Certains jours, on passait huit heures sur le déplacement d’un personnage.»
Les Lilliputiens ne manœuvrent pas seulement leurs géants, ils jouent un rôle
C’est qu’accompagner ces poupées titanesques est un tour de force, confirme Matthieu Bonny. «Il ne suffit pas d’être athlétique, il faut être danseur et acrobate. Il faut avoir une conscience forte de son corps. Les Lilliputiens ne manœuvrent pas seulement leurs géants, ils jouent un rôle. C’est physiquement dur, nous avons d’ailleurs une équipe de remplaçants prêts à seconder un camarade qui se blesserait.»
Servitude des transports amoureux. Chaque géant possède son gréement comme un voilier, poursuit le timonier qui donne son cap, mégaphone à portée de bouche, à la Grand-Mère. Cette mécanique impeccable est la condition de la féerie et de la fortune de Royal de Luxe. Comme toutes les villes où la compagnie bivouaque, Genève servira de vitrine pour d’autres équipées. Des délégations de Liverpool, de Leeuwarden, ville néerlandaise, capitale culturelle en 2018, de Tokyo, des Emirats arabes unis assisteront à la parade genevoise, dans l’espoir d’accueillir bientôt ces titans.
Les vertus de la Chupa Chups
C’est que ce conte-là rapporte, souligne François Passard. «Une étude à Liverpool montre qu’un euro investi en rapporte sept, les commerces profitent pleinement de l’afflux de spectateurs.» Fidèle à son idée de l’art populaire, Royal de Luxe ne pratique aucun merchandising. La Grand-Mère et sa pupille possèdent un don: elles font du bien et c’est inestimable, comme le dit Jean Liermier. A Santiago en 2010, des milliers de «géantisés» se sont agglutinés dans la nuit autour de la Petite Géante, histoire qu’elle ne les quitte pas. Beaucoup avaient le regard embué. Vous avez dit «saugrenu»? Fixez-la un instant dans les yeux. Votre Chupa Chups aura à jamais un autre goût.
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Une vie de géants en chiffres
31: Le nombre de Lilliputiens qui manipulent la Grand-Mère géante.
7,30: La taille de la Grand-Mère géante.
5,50: La taille de la Petite Géante.
600 000: Le nombre de spectateurs qui ont assisté à la parade au Havre.
1500: Le nombre de policiers et gendarmes mobilisés à Genève pendant le week-end.
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