
Quatre scénarios pour la guerre en Ukraine
Entre victoire d'un camp et conflit mondial
UKRAINE, UN AN APRÈS. Les forces russes ont envahi l’Ukraine le 24 février 2022. Chaque camp a remporté des victoires, mais aucune ne fut décisive. Avec la livraison d’armes lourdes, dont des chars et peut-être demain des avions, la donne pourrait changer. Non sans risque
Textes: Stéphane Bussard. Photos: AP/Libkos, EPA (Tatyana Zenkovich, Vladimir Smirnov/Sputnik, Chris Kleponis).
A quelques jours d’un triste anniversaire, une année de guerre en Ukraine déclenchée par la Russie de Vladimir Poutine le 24 février 2022, les combats sont loin de s’arrêter. Selon le secrétaire général de l’OTAN, le Norvégien Jens Stoltenberg, la fameuse offensive russe de printemps est déjà en cours, notamment dans la région de Bakhmout. Les pertes humaines de cette guerre fratricide sont effroyables.
Au vu de cette tragédie humaine, que peut-on espérer ou que doit-on attendre de ce conflit qui a bouleversé les équilibres géopolitiques, renforçant la polarisation de l’échiquier international avec une Europe et une Alliance atlantique plus unies que jamais d’un côté, et une Russie de l’autre obtenant le soutien matériel de l’Iran et politique de la Chine? Le Temps fait le point.
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La décision de l’Allemagne, de plusieurs Etats européens et des Etats-Unis d’envoyer des chars de combat Leopard 2 et Abrams 1 pousse Kiev à croire à une victoire dans une guerre qui dure depuis un an. La contre-offensive de l’automne dernier avait déjà indiqué la capacité ukrainienne de repousser les assauts russes. A l’image du président français, Emmanuel Macron, qui estime désormais que l’Ukraine doit gagner la guerre, les Occidentaux paraissent prêts à appuyer l’Ukraine jusqu’au bout. Conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique à Paris, François Heisbourg est pour sa part convaincu que les Occidentaux finiront par livrer des avions de combat à l’Ukraine. «Ce n’est qu’une question de temps.»
Dans les faits, les Néerlandais et les Polonais ont déjà laissé entendre qu’ils étaient prêts à le faire. Même le président français, Emmanuel Macron, longtemps réticent, n’exclut plus l’envoi de Rafale à Kiev. Marc Finaud, chercheur au Centre de politique de sécurité de Genève (GCSP), l’admet: «La maîtrise du ciel est un élément clé d’une défense efficace en coordination avec le terrain.»
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Autre élément potentiellement déterminant: l’octroi à l’Ukraine d’obus et de missiles de longue portée. Cela permettrait «à l’armée ukrainienne de briser le cycle d’attaque-contre-attaque-défense, d’affaiblir la capacité de régénération russe et d’obtenir une victoire décisive», prédit Dimitri Minic, chercheur au centre Russie de l’Institut français des relations internationales.
Selon Marc Finaud toutefois, un repli complet des forces russes semble difficile à imaginer. «Même des livraisons substantielles de matériels militaires par les Occidentaux risquent de ne pas suffire.» Pour Dimitri Minic, une «victoire stratégique» des forces ukrainiennes serait possible si elles parviennent à «couper en deux le dispositif de l’armée russe en Ukraine via Zaporijjia». François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique à Paris, le relève: «Tout dépendra de la cadence d’approvisionnement des armements et des munitions. Cela va prendre quelques mois. Il n’y aura donc pas d’évolution militaire majeure au cours de ces prochaines semaines.»
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Les obstacles à une victoire ukrainienne demeurent. Les livraisons d’armes lourdes doivent impérativement être accompagnées de formation à leur maniement. De plus, un système «après-vente» de pièces détachées pour remplacer celles qui seraient cassées doit être mis en place. «Ce qui importera également, ajoute Marc Finaud, c’est la fourniture de renseignements militaires à l’Ukraine. C’est stratégique.» Responsable des risques globaux et émergents au GCSP, Jean-Marc Rickli relève une autre barrière à l’utilisation des chars: «Dans quelque temps, il y aura le phénomène de la raspoutitsa, le dégel qui rendra beaucoup plus difficile l’utilisation de chars d’assaut. De plus, ne l’oublions pas, les soldats ukrainiens sont peut-être en train d’être formés à la manipulation des Leopard 2, mais cela prend du temps comme il faudra du temps pour voir les premiers chars sur le champ de bataille. De même du côté russe, il faut également former de nouvelles recrues car on estime que plus de la moitié de l’arsenal de chars russes a été détruite. Dans cette guerre, il faut s’en rendre compte, il y a des limites physiques qu’on ne peut déplacer.»
Quand on parle de victoire, de quoi s’agit-il? Une reconquête de tous les territoires du Donbass et du pays, de la Crimée, annexée par la Russie en 2014? Les Ukrainiens ont peut-être leur idée de ce qu’une victoire signifierait, mais il n’est pas sûr que cela soit si clair dans la tête des Occidentaux.
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Depuis quelques semaines, Moscou fait des avancées dans le Donbass. Après avoir conquis la localité de Soledar, les forces russes sont sur le point de reprendre Bakhmout. La conquête aurait une valeur davantage symbolique que stratégique, mais elle alimenterait une rhétorique de «victoire» du côté russe. L’offensive de printemps des forces russes est apparemment en cours. Leur atout est simple: il est avant tout numérique. Avec un nombre largement supérieur de conscrits, Moscou peut prétendre mettre en difficulté l’adversaire. Mais là aussi, les avancées russes ne seront pas si faciles. Une mobilisation massive du côté russe engendrera des besoins considérables en entraînements, équipements, nourriture. Ce n’est pas tant la quantité qui fera la différence, mais la qualité. François Heisbourg est plus tranché: «Si l’on observe la situation militaire sur le terrain, les Russes ne sont pas capables de conduire des offensives décisives pour permettre une victoire.»
Qu’en est-il de la possibilité d’un retrait russe pour négocier un cessez-le-feu ou une stabilisation de la situation? François Heisbourg poursuit: «Moscou ne donne aucun signe de vouloir entrer en matière pour négocier quelque chose de compatible avec les buts stratégiques de l’Ukraine et les intérêts des partenaires de Kiev.» Marc Finaud n’y croit pas trop non plus. «La configuration politique du moment en Russie n’y est pas favorable. Il faudrait vraiment un changement de rapports de force à l’interne avec une montée en puissance de personnalités comme Evgueni Prigojine, le patron de la milice Wagner, du FSB ou de l’armée. On est encore loin d’un tel changement politique au Kremlin.» Quant à une médiation externe pour aider Moscou à faire un tel pas, elle n’est pas impossible et pourrait venir de pays comme la Turquie, l’Inde ou la Chine. Mais il faudrait que dans le cercle du pouvoir, certains soient convaincus qu’une stabilisation de la situation serait dans l’intérêt du pays.
Avec l’offensive russe qui semble avoir commencé, constate Jean-Marc Rickli, «on a l’impression de revivre le scénario de mars-juin 2022 où les forces russes ont réussi à grignoter des territoires dans le Donbass et à Kherson. Mais pour soutenir un tel effort, il faut de grands moyens humains et matériels. Or les Russes perdraient, selon certaines sources, entre 700 et 900 soldats par jour ces dernières semaines, ce qui est juste en dessous de ce que l’Allemagne perdait (environ 1200 soldats) durant la Première Guerre mondiale. Est-ce que la dynamique peut changer? Il est vrai que la Russie peut augmenter le nombre de recrues en réinstituant sa mobilisation partielle et bénéficier d’une implication plus importante de l’Iran qui livre des drones et on suspecte même certains opérateurs. Cependant, il ne suffit pas d’augmenter les capacités, il faut également instruire le savoir-faire et la coordination entre unités et cela prend du temps.»
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C’est le scénario sans doute le plus probable: une guerre d’attrition. Après un an de combats acharnés, de bombardements, aucun des belligérants n’a réussi à faire la différence de façon significative. Des combats locaux, quelques avancées modestes, des fronts figés. Chaque camp a le sentiment que la période lui est favorable et que baisser les armes maintenant serait une erreur. François Heisbourg est catégorique: «Il y aura toujours la guerre tant que la Russie continue de poursuivre son projet impérialiste. Et je ne parle pas d’années, mais de décennies.» «Les Américains et Occidentaux jusqu’ici ont contrôlé la vitesse de l’escalade en fournissant de manière graduelle des capacités de plus en plus lourdes», précise le responsable du GCSP.
Quant à l’unité des Occidentaux, le conseiller spécial de l’ISS est assez surpris par sa constance. «Même les opinions publiques ne sont pas des freins au soutien des gouvernements à l’Ukraine. Ce qu’il y a d’ironique, c’est que Vladimir Poutine a inventé une belle expression en parlant «d’Occident collectif» en pensant qu’il ne verrait jamais le jour. Il s’est manifestement trompé.» L’une des grandes inconnues, précise néanmoins François Heisbourg, sera la présidentielle américaine de 2024. Un président républicain de type Trump, plus conciliant envers le Kremlin et plus dur envers Kiev, pourrait changer la donne et rompre l’unité occidentale.
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C’est la crainte que manifestent ceux qui appellent à une cessation des livraisons d’armements à l’Ukraine. Ils redoutent qu’elles contribuent à une escalade incontrôlable. La rhétorique du Kremlin quant à l’utilisation possible d’armes nucléaires tactiques en Ukraine s’est calmée. Mais il n’est pas impossible qu’elle refasse son apparition si Kiev décidait de lancer une offensive pour reprendre la Crimée. Au vu de la propagande de Vladimir Poutine depuis 2014, une perte de la Crimée serait une véritable déroute pour le Kremlin. Selon Marc Finaud, «ce serait l’étape ultime dans l’escalade. Mais il sera très difficile pour l’Ukraine d’y parvenir. La Russie y a une présence militaire très forte et peut aussi compter sur ses forces navales de la mer Noire.»
François Heisbourg ne voit pas a priori la livraison future d’avions de combat comme une ligne rouge pour Poutine: «Les Occidentaux peinent encore à se rendre compte de ce qu’ils ont fait durant la guerre froide: armer des Etats partenaires avec des armes, voire du personnel comme l’ont fait les Soviétiques en mettant à la disposition de l’Egypte des pilotes par exemple dans le conflit israélo-arabe. Pour l’Occident, qui a connu les dividendes de la paix dans les années 1990, c’est un réapprentissage de l’existence de conflits de grande envergure. Les démocraties devront aussi réaliser qu’elles devront reconstituer leurs arsenaux et renforcer leur base industrielle pour être capables de mener une grande guerre.» Le conseiller de l’ISS rappelle toutefois que pendant la guerre froide, les démocraties occidentales consacraient entre 3 et 5% de leur PIB aux dépenses militaires. Aujourd’hui, c’est moins de la moitié. Une augmentation de telles dépenses ne déstabiliserait pas leurs économies. «On n’est pas dans le cas de figure de l’URSS ou de l’Allemagne nazie, où plus de la moitié du PIB y était consacrée.»
Une guerre mondiale à cause de la Crimée? François Heisbourg met en perspective: «Les Russie tsariste et soviétique ont voulu nier l’existence de la Pologne pendant 250 ans. Cela a donné lieu à des guerres multiples. La Pologne est toujours là. Avec l’Ukraine, on est dans une situation identique. Tant que la Russie reste impérialiste, il y aura la guerre. La Crimée? C’est l’Algérie de la Russie. Or quand la France a réalisé que c’était trop compliqué de maintenir son empire et sa présence en Algérie, elle a abandonné comme l’ont fait ailleurs les Pays-Bas, l’Allemagne et l’Italie. Pour l’heure, seule la Russie conserve son rêve impérial. On cherche désespérément un De Gaulle russe.»
L’autre risque enfin de dérapage global relève de l’usage que feront les Ukrainiens, malgré les conseils des Occidentaux, des nouveaux armements qu’ils pourraient être tentés d’utiliser sur sol russe.
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