
A Saint-Etienne, le lent retour au passé glorieux
Jadis fleuron industriel, la cité stéphanoise a subi les crises des années 1980 et 1990. Elle a, plus récemment, été un bastion du mouvement des Gilets jaunes. Aujourd’hui appauvrie, elle se reconstruit en misant sur le design. Portrait, en pleine campagne présidentielle
Texte: Christian Lecomte
Photos: Eddy Mottaz
Vidéos: Victoria Corà
Iconographie: Catherine Rüttimann
Réalisation: Xavier Filliez
Ils ont plaisir à se retrouver sur ce bord de route. Pour rappeler que le mouvement des Gilets jaunes existe encore. Evoquer des souvenirs, refaire le monde, parler de la «mal-vie», des salaires à 1100 euros, des gosses qu’on envoie l’été à la piscine à défaut de la mer qui est trop loin et trop chère. Ils sont peu ce samedi-là, une quinzaine contre une bonne centaine il y a trois ans, au plus fort de la mobilisation.
Nous sommes à Villars, à la périphérie de Saint-Etienne, non loin d’un rond-point piqué de fleurs et d’arbustes. Frédérique, Philippe et les autres auraient bien voulu se planter là, au beau milieu de la circulation, pour voir et être vus. Mais les gendarmes les auraient vite refoulés. Paris ne veut plus de Gilets jaunes sur les carrefours de France. Alors ils se sont posés dans un champ. «Il n’y a que le paysan qui peut nous demander de partir mais il est de notre côté», dit Frédérique. Café et croissants sur les coups de 11h, bière et saucisson dès 13h.

On les avait vus ces Stéphanois en décembre 2018 sur le rond-point aujourd’hui interdit. Une occupation H24 avec tente, cantine, palettes pour le feu, calicots et même une fausse guillotine et un décapité à l’effigie d’Emmanuel Macron. Le mouvement, dans et autour de la ville, était l’un des plus actifs de France. Pas un hasard: à Saint-Etienne, préfecture de la Loire, sévit une forte précarité, un peu comme dans le nord ou le sud-est de la France. Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) qui a publié un rapport en avril 2021, 19% de la population stéphanoise vit sous le seuil de pauvreté. On a donc massivement enfilé le gilet jaune dans l’agglomération.
Emmanuel Macron est haut dans les intentions de vote et voilà qui déprime les Gilets jaunes
Mais du temps a passé, les débordements violents lors des marches et les récupérations politiques ont entaché leur image. «C’est en fait surtout le covid qui nous a cassés», soupire Frédérique. C’est ainsi que l’on justifie ici l’essoufflement du mouvement, voire son anoxie. Les Gilets jaunes ont bien tenté de se mêler aux antivax, anti-pass, anti-masques… sans réelle réussite. Trop de mots d’ordre tue l’ordre des mots. Ils voudraient revenir aux fondamentaux: le pouvoir d’achat, les salaires à la traîne, les inégalités sociales. Mais Emmanuel Macron est haut dans les intentions de vote et voilà qui les déprime. Alors on évoque une manipulation des instituts de sondage, la guerre en Ukraine «qui tombe à pic», l’élection présidentielle «truquée qui pourrait se limiter au seul premier tour».
Le complotisme gangrène aussi les Gilets jaunes. Sur la chasuble de l’un, on lit: «Pétain-famille-patrie, Macron-famine-bandit.» Sur celle d’un autre: «Médias vendus». On est ici autant d’extrême droite version Zemmour que d’extrême gauche tendance Mélenchon. Frédérique Richou, la figure locale, une militaire à la retraite, soutient de son côté Jean Lassalle, le candidat «de la ruralité et des gens simples». Elle résume: «Les Gilets jaunes, c’est une représentation de la France oubliée, ces gens qui ne sont pas au chômage mais qui au compteur restent bloqués depuis vingt ans à 1200 euros maximum. Le carburant qui augmente un peu et c’est le budget qui explose.»
Arrive Philippe accompagné de son épouse et Marie, leur fille de 12 ans. A l’arrière de sa voiture, il a écrit en gros: «Essence trop chère, vitesse réduite.» Il roule à 60 km/h maximum sur autoroute, notamment lorsqu’il se rend à Lyon pour son travail, à 60 km de là. «Je fais du 4,8 litres au 100, c’est une grosse économie.» Philippe a acheté à sa fille un détecteur à métaux. «Le ferrailleur paye bien», lance-t-il. Marie a passé le terrain du paysan au crible sans grand succès. Elle préfère les lieux publics «plein de pièces de monnaie tombées des poches». Le groupe a tenté une percée vers le rond-point mais un véhicule de la police a surgi en moins de cinq minutes. Repli dans le champ et promesse de s’y retrouver dans une huitaine.

Prendre l’autoroute qui surplombe Saint-Etienne. La ville est appelée la cité aux sept collines «un peu comme Rome», dit-on ici. Mais pas de Colisée. Les monuments les plus emblématiques sont le centre commercial Steel à l’interminable toiture de résille et dentelle d’aluminium et le stade Geoffroy-Guichard, le chaudron des Verts, finalistes malheureux en 1976 de la Coupe d’Europe des clubs champions face au Bayern de Munich. Que ce soit dit d’emblée: le centre-ville n’a rien d’emballant malgré les ruelles en pente, les séries d’escaliers et les trouées. Le socialiste Pierrick Courbon, premier opposant à Gaël Perdriau, le maire LR (Les Républicains), décrypte: «Nous avons la place Jaurès, la place de l’Hôtel-de-Ville et la place du Peuple. Après et autour c’est le désert de Gobi. Tout juste s’il n’y a pas de rouleaux de broussailles qui volent comme dans les westerns.»

C’est imagé mais ça reflète une réalité. Rue Gambetta, rue de la République, rue Roger-Salengro, partout des boutiques fermées, cassées, taguées. Impression de total abandon mais pas de sinistrose. Car la Stéphanoise et le Stéphanois sont chaleureux et accueillants. Les façades ne sont pas rutilantes mais les regards sont avenants. Un héritage du passé. Des migrations se sont succédé, polonaises, italiennes, espagnoles, nord-africaines. Les rues ont pris des accents et l’on pose encore volontiers la chaise sur le pas-de-porte comme en Méditerranée. Un aréopage de vies et de destins, mains ouvrières étrangères ou de souche qui ensemble ont façonné la ville qui le leur a bien rendu. Il y avait du travail et en retour un bon salaire. C’était le siècle dernier, le temps des mines de charbon, des usines de métallurgie et de textile et puis de «La Manu», entendez la Manufacture d’armes. C’était les Trente Glorieuses, la société de consommation, le catalogue Manufrance inventé ici, sorte d’Amazon de l’époque.
Et puis le pétrole a peu à peu concurrencé le charbon, l’Asie a inondé la planète de ses textiles. A partir des années 1970, on a commencé à désindustrialiser. Saint-Etienne a encaissé en quarante ans la perte de la moitié de ses emplois liés à l’industrie (de 97 000 à 45 000). On a parlé alors de reconversion mais la mutation économique a tardé. La ville a perdu 50 000 habitants, est passée de 220 000 à 170 000. Quasiment du jamais vu en France. Les classes moyennes (dont bon nombre d’ouvriers spécialisés) sont parties en masse, vers Lyon, le Forez, la Haute-Loire. «Ces familles voulaient un pavillon avec le jardin, la balançoire et le chien», dit Pierrick Courbon. «Cela a provoqué une paupérisation du centre-ville. Saint-Etienne est devenue la capitale des taudis, une ville noire», reconnaît de son côté Jean-Pierre Berger. Il est maire adjoint chargé de l’urbanisme et du logement depuis 2014, année de l’installation de Gaël Perdriau à l’Hôtel de Ville. «Si vous étiez venu dix ans en arrière, vous auriez pu mesurer tout ce que l’on a accompli», ajoute-t-il vite. On y reviendra. Paupérisation, le mot est lâché. Nous l’entendrons à maintes reprises.
Rue Robert, rue en quelque sorte du Secours Populaire tant l’association caritative y possède de murs. Une file de femmes, hommes et enfants sur le trottoir. On vient chercher un colis et des habits. «Nous avons 3708 personnes qui sont aidées en ce moment», détaille Dominique Roche, la responsable du site. Il est demandé à ces bénéficiaires de verser quelques euros symboliques «afin de conserver une dignité». Et de soutenir les «encore plus précarisés» comme ces Ukrainiens qui arrivent en ce moment. Rencontre avec Eric, 51 ans, 500 euros par mois grâce à des petits boulots, un monoparental qui a un fils à charge. Il voudrait faire dans l’aide aux personnes «mais il faut une voiture». Il ne votera pas le 10 avril. «Si je vais à la mairie, c’est pour voir l’assistante sociale, pas pour élire un président de la République.» Il vit dans ce quartier, le Crêt-de-Roch. Un studio meublé, 88 euros de loyer.
Lorsque les classes moyennes ont fui, les plus défavorisés ont investi le centre-ville. Saint-Etienne a cela de particulier que du fait de la dégradation très avancée du bâti, son cœur est accessible aux plus bas salaires et non plus exclusivement les cités périurbaines comme ailleurs. La municipalité poursuit ce qu’elle nomme «ses travaux d’Hercule». «En cinq ans, 200 000 m2 de vieux bâtis démolis, 3500 m2 d’habitations réhabilitées, 23 000 m2 d’espaces végétalisés, 500 nouveaux commerces ouverts en ville. On a gagné 4000 nouveaux habitants», se félicite Jean-Pierre Berger. L’opposition, elle-même, admet que l’on a dépassé l’effet catatonique de la désindustrialisation.
Bref, ça bouge. A l’image du tissu associatif local, très dynamique et inventif. Rues du Développement Durable, par exemple, qui milite pour des quartiers participatifs. Le siège appelé Le Pied des Marches est situé rue Roger-Salengro. Il s’agit là de réhabiliter des pas-de-porte déglingués. Dix ont déjà été rénovés. En lieu et place des rez-de-chaussée fermés depuis belle lurette, des petites enseignes ont ouvert, la Tablée (restaurant participatif), le Garage à vélo (parc et réparation), un espace de santé et de bien-être, une épicerie vrac, un local dédié au graphisme et à l’édition, etc. Maud Muller, à peine 30 ans, est chargée de mission pour La Fabrique de la Transition. Elle est native de Metz, dans le Nord, a fait Sciences Po, aurait pu s’installer à Paris ou Lyon mais a emménagé à Saint-Etienne, «qui est une ville à dimension humaine et où il y a beaucoup à faire. Et puis c’est coloré, ça foisonne d’idées».

La cité stéphanoise a pris un coup de jeune avec l’afflux notamment d’étudiants. «En 2014, 20 000; en 2022, 28 000, on vise les 40 000», précise Jean-Pierre Berger. Ce qui pourrait changer la donne en termes de vote. Le Rassemblement national (RN, ex-FN) fait de bons scores ici. En 2002, Jean-Marie Le Pen est arrivé en tête au premier tour de la présidentielle et sa fille Marine engrange, depuis, les scores à deux chiffres. Le maire Gaël Perdriau ne s’y est pas trompé. Encarté LR, il n’a pas pour autant parrainé Valérie Pécresse qu’il juge trop proche du très à droite Eric Ciotti. «Gaël Perdriau se reconnaît davantage en Edouard Philippe, l’ancien premier ministre d’Emmanuel Macron, dans la perspective de la présidentielle de 2027», dit-on en mairie. Se démarquer donc de la droite dure, séduire ces nouveaux habitants, plutôt jeunes et diplômés, qui emménagent.
Un lieu leur est désormais dédié: la Cité du design. Carrefour innovant qui a permis en 2010 à Saint-Etienne d’intégrer – une première en France – le réseau Unesco des villes créatives en design. On y recense des centres de recherche, une Ecole supérieure d’art et du design, des écoles d’ingénieurs, une télévision régionale, des hôtels d’entreprise, une centaine de start-up, etc. Tout un symbole: elle a été aménagée sur l’ancien site de la Manufacture d’armes (MAS) qui a fermé en 2001. C’est Daniel Jaboulay, 70 ans, qui nous y conduit. Il est un ancien de la MAS. Il a été embauché en 1966, apprenti recruté par le Ministère de la défense pour devenir ajusteur fraiseur. Jusqu’à 2000 salariés ont travaillé ici pour l’armée. «Je m’y suis formé socialement, politiquement et syndicalement», résume-t-il.

Les combats ouvriers furent épiques à la MAS, et souvent victorieux. 1951: on a obtenu ici un salaire national, c’est-à-dire indexé sur celui de la région parisienne. Quand l’Etat français a sérieusement réfléchi à équiper ses soldats d’armes étrangères, ce qui impliquait la fermeture de la MAS, les ingénieurs et manœuvres stéphanois ont élaboré en secret, dès 1976, un nouveau fusil: le FA MAS (fusil d’assaut de la Manufacture d’armes de Saint-Etienne). Il a été adopté par l’armée en 1979 et a permis au site de fonctionner encore plus de vingt ans. «On en a fabriqué 360 000», indique Daniel Jaboulay. Il parle avec des trémolos dans la voix: «Quand on a fermé, c’est toute la région qui a souffert. Plus de 800 sous-traitants travaillaient pour la manufacture.»
C’est un lieu pour les bobos mais le souci est qu’il n’y a pas de bobos à Saint-Etienne
Il regarde la Cité du design avec nostalgie, regrette que les façades conservées et restaurées soient, devant l’ancienne place d’Armes, cachées par la Platine, quadrilatère de 190 mètres de long, constitué de panneaux triangulaires. Dedans: auditorium, agora, serre, médiathèque et matériauthèque. «Ça crée des emplois?» se demande le retraité. Question pertinente: le taux de chômage frôle les 10% à Saint-Etienne. Le politologue lyonnais Daniel Navrot qualifie la Cité du design de «coquille vide». «A Paris ou Munich, on ne connaît pas le design à la stéphanoise», argue-t-il. Pierrick Courbon est lui-même dubitatif: «C’est un outil au service de la transformation de la ville. On se lance dans le tertiaire en tentant d’imiter, à échelle réduite, le quartier de la Part-Dieu à Lyon. Mais l’impact est pour le moment minime et il n’y a pas d’appropriation populaire. C’est un lieu pour les bobos mais le souci est qu’il n’y a pas de bobos à Saint-Etienne.»
Il poursuit: «Plusieurs millions d’euros ont été injectés et le seront encore sans savoir si à la clé il y aura de nombreuses créations d’emplois.» On ne semble pas en douter à l’Hôtel de Ville. Un projet Cité du design 2025 a été validé et 60 millions d’euros seront injectés avec des expos, un hôtel, un concept store et un haut lieu de l’entrepreneuriat et de l’enseignement. Par ailleurs, la 12e édition de la Biennale internationale ouvre le 6 avril et ce, jusqu’au 31 juillet: 460 événements, 48 installations, 10 000 professionnels présents et sept expositions montrant les enjeux du design dans des domaines comme les espaces domestiques, l’automobile, les modes de consommation et de production, le corps, etc.
Denis Meynard, le correspondant local de l’AFP, ne juge pas incongru cet investissement dans le tout design. «C’est en quelque sorte une continuité avec la culture stéphanoise de fabrication d’objets en métal notamment. Ce n’est pas forcément très pourvoyeur d’emplois localement à court terme, mais indirectement cela peut être un levier pour accompagner les entreprises en termes d’innovation.»
Le réseau PME/PMI est en effet dense et dynamique dans la métropole, le deuxième en concentration après l’Ile-de-France. Filières parmi les plus stratégiques: la mécanique, l’agroalimentaire, l’optique, le numérique, la technologie médicale et le textile de santé. A ce propos, on déplore ici comme ailleurs en France l’extension des déserts médicaux. Selon un conseiller départemental chargé de la santé, il existe des zones où 10 000 à 15 000 personnes n’ont pas de médecin à proximité. Davantage d’étudiants seront admis dans les écoles mais il faut de sept à dix ans pour les former. En attendant, des primes pourraient être versées aux médecins s’installant dans la région, qu’ils soient français ou étrangers.
Retour en centre-ville, place Jean-Jaurès et ses filets d’eau qui dansent devant la cathédrale Saint-Charles. Sur les terrasses, on commente le match nul concédé vendredi par les Verts à Geoffroy-Guichard. Le club se traîne en queue de classement de la Ligue 1 mais on ne doute pas que l’on évitera la relégation. Etonnant, peu de jeunes affublés du maillot local comme on en voit à Marseille, Paris ou Lyon. Encore moins de boutiques du supporter. On nous dit: «Ici, on n’est pas des frimeurs, l’amour pour les couleurs se porte dans le cœur.»
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