Le graphène, matériau aux mille promesses

Physique Les multiples propriétés de ce matériau résistant, flexible, conducteur et transparent suscitent beaucoup d’attentes

Ecrans flexibles, avions ultralégers, ordinateurs 100 fois plus rapides… Le graphène tiendra-t-il toutes ses promesses? Les propriétés étonnantes de ce matériau constitué d’une couche de graphite d’un seul atome d’épaisseur suscitent beaucoup d’attentes. Il est au cœur de l’un des six projets «Flagships» (navires amiraux) européens présélectionnés. L’UE devrait en choisir deux, dans lesquels elle investira pour chacun 1 millard d’euros sur dix ans (LT du 5.5.2011). Une initiative à laquelle l’Académie suisse des sciences naturelles a récemment consacré un colloque à Berne.

Tout un chacun a très probablement déjà produit du graphène sans le savoir: en utilisant un crayon gris. Parmi les fines strates de graphite déposées sur le papier, certaines n’ont pas plus d’une couche d’atomes de carbone d’épaisseur. Mais le matériau a tout de même valu le Prix Nobel de physique 2010 à Andre Geim et Konstantin Novoselov, de l’Université de Manchester (LT du 6.10.2010). «Leur mérite est de l’avoir identifié, isolé et caractérisé», relève Alberto Morpurgo, de l’Université de Genève. Les deux chercheurs y sont parvenus en 2004, en «exfoliant» plusieurs fois du graphite avec du ruban adhésif…

Le graphène est le seul cristal en deux dimensions à avoir été mis en évidence à ce jour. Les couches monoatomique de graphite sont transparentes mais plus résistantes que l’acier. Un hamac d’un mètre carré de graphène pourrait soutenir le poids d’un chat tout en pesant moins qu’une de ses moustaches, illustrait l’Académie Nobel en 2010. Le matériau est aussi un excellent conducteur de chaleur et d’électricité. A température ambiante, la mobilité des électrons dans le graphène est jusqu’à 100 fois haute que dans le silicone.

Le matériau a en outre un intérêt particulier pour les physiciens: les équations décrivant le déplacement de ses électrons sont les mêmes que celles qui régissent des électrons s’approchant de la vitesse de la lumière, ce qui leur confère des propriétés quantiques particulières. «Et on apprend chaque semaine quelque chose de nouveau et de surprenant sur le graphène», ajoute Vladimir Falko, de l’Université de Lancaster.

Reste à trouver comment exploiter toutes ces propriétés. «Nous voulons faire passer le graphène du stade de matière première à celui où il pourra révolutionner des industries multiples. Une révolution de vitesse, de flexibilité, d’épaisseur, de force et de bande passante», énumère le coordinateur du Flagship «Graphen», Jari Kinaret, de la Chalmers University of Technology de Gothenburg (Suède).

«Le premier problème à résoudre est celui de la fabrication du graphène, souligne Vladimir Falko. Le second est celui de la production en masse, avec un certain standard de qualité.» L’exfoliation du graphite est privilégiée en laboratoire parce qu’elle permet d’obtenir la meilleure qualité. Mais elle ne peut être envisagée à large échelle.

«La technique la plus prometteuse est celle de la déposition par vapeur chimique», commente Alberto Morpurgo. Grâce à un catalysateur, un gas contenant du carbone, chauffé dans un fourneau à quelque 1000 °C, dépose une simple couche de graphène sur des feuilles de cuivre. Des produits chimiques sont ensuite utilisés pour détacher le matériau du cuivre. «Cette méthode est peu coûteuse et permet d’obtenir les plus grands échantillons», relève le physicien. L’entreprise sud-coréenne Samsung est parvenue à produire une feuille de 76 cm de diagonale de graphène. «Pour l’heure, la qualité n’est pas optimale, mais elle devrait pouvoir être améliorée», poursuit Alberto Morpurgo. C’est dans le domaine des écrans que le graphène pourrait trouver ses premières applications. En effet, la couche qui recouvre des pixels se doit d’être conductrice pour que ceux-ci puissent être activés. Et le matériau doit bien sûr être le plus transparent possible. Actuellement, on utilise de l’oxyde d’indium-étain, essentiellement produit en Chine. Mais les prix ont beaucoup augmenté dernièrement. Le graphène présente une alternative intéressante. Pour un écran, 76 cm de diagonale sont déjà une taille respectable et la souplesse du matériau ouvre de nouvelles perspectives.

Transparence et flexibilité sont aussi des atouts que les chercheurs comptent exploiter pour faire des cellules photovoltaïques. Le graphène pourrait être utilisé pour le stockage d’énergie, notamment dans certains types de piles. Sa conductivité électrique en fait également un composant intéressant pour fabriquer des senseurs. Matériaux composites, peintures, revêtements, encre imprimable conductrice… Tobias Hintermann, du groupe BASF, est venu à Berne présenter tous les espoirs que l’industrie chimique place dans le nouveau matériau. «On peut faire des thermoplastiques, qui avec seulement 1% de graphène ont des propriétés antistatiques, illustre-t-il. Et avec 2%, ils deviennent conducteurs.» Il cite un prototype de Smart, muni de sièges chauffants exploitant la conductivité thermique du graphène.

«Airbus s’intéresse aussi de près au matériau», souligne Alberto Morpurgo. Pour l’aéronautique, la légèreté, la résistance et la flexibilité combinées sont alléchantes.

Mais l’un des plus grands défis est de parvenir à faire des transistors à base de graphène. C’est en réduisant ces composants électroniques pour en mettre toujours plus dans les ordinateurs qu’on augmente la capacité de calcul de ces machines. Les ingénieurs savent que le silicone utilisé actuellement arrive à ses limites: il y a une taille en dessous de laquelle ils ne pourront pas descendre. En outre, la mobilité des électrons dans le graphène à de quoi les faire saliver. «Mais il faut pouvoir allumer et éteindre un transistor, explique Alberto Morpurgo. Le problème est de réussir à bloquer la conductivité du graphène sans altérer ses propriétés.»

Reste à concrétiser tous ces beaux projets. «Il est normal qu’autant de propriétés combinées pour la première fois au sein d’un seul matériau suscitent beaucoup d’attentes», dit le physicien. Mais il se veut confiant, certaines d’entre elles se réaliseront. Vladimir Falko estime pour sa part que les premiers produits à base de graphène arriveront aux consommateurs d’ici à 2020-2025.

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«On apprend chaque semaine quelque chose de nouveau et de surprenant sur le graphène»