Les Japonais plébiscitent le changement
éLECTIONS
Le Parti démocrate du Japon (centre) a remporté dimanche une victoire écrasante aux élections législatives, mettant fin à 54 ans de règne des conservateurs
C’est à pas feutrés que les Japonais sont allés dimanche glisser leur bulletin pour accoucher d’une révolution. Dans le quartier de Sendagi, au nord de Tokyo, Fumio Saito, un chef cuisinier, a fait l’impasse sur son marché matinal aux poissons pour gagner l’un de ces bureaux de vote installés dans les écoles ou les centres de retraités. «Obama veut changer l’Amérique. Les Japonais veulent changer le Japon», dit-il. Il n’avait jamais vu autant de monde se déplacer pour un tel scrutin.
Une alerte au typhon menaçant Tokyo tient lieu de hors-d’œuvre, lorsque, sur le coup des 20 heures, les télévisions nationales annoncent les premiers résultats sur la base de sondages: le Parti démocrate du Japon (PDJ) remporte une victoire historique dont l’amplitude avait certes été annoncée, mais qui assomme la baronnie politique du Parti libéral-démocrate (PLD) au pouvoir depuis 1955 dont plusieurs vieux caciques perdent leur siège de député. Les dernières projections de la télévision publique NHK annoncent 306 sièges sur les 480 de la Chambre des députés pour le PDJ, ce qui lui assurerait une liberté de manœuvre pour imposer ses réformes sociales et briser le pouvoir de la bureaucratie comme il l’a promis.
Pour Taro Aso, premier ministre sortant, la défaite est amère. Ce petit-fils de l’un des fondateurs du PLD, Shigeru Yoshida, est celui qui aura présidé à son éclipse du paysage politique. Le parti demeure certes le deuxième du pays en voix, mais il chuterait à 119 sièges alors qu’il en avait plus de 300.
A court d’argument, Taro Aso, lors de son dernier meeting électoral, ne pouvait que mettre en garde les électeurs contre une «nouvelle dictature de parti unique». Une forme d’aveu de ce qu’a été la domination presque sans partage de son propre parti sur le pays durant 50 ans. Dimanche soir, il n’avait plus qu’à démissionner de la présidence du PLD.
Le risque qu’il évoque est pourtant réel: les politologues japonais mettaient en garde dimanche le PDJ, après une victoire si nette, contre la tentation de diriger seul la destinée de la deuxième puissance économique mondiale. Ce serait réduire à néant les attentes d’une modernisation politique et d’un système bipartite.
L’homme du changement sera Yukio Hatoyama, chef du PJD et futur premier ministre. Ou plutôt il devrait l’être. Car beaucoup en doutent encore. Comment cet héritier de l’une des plus prestigieuses dynasties politiques du pays pourrait-il rompre avec les habitudes? Comment cet homme présidant un parti fourre-tout, alliage d’ex-membres du PLD, de socialistes et d’indépendants, pourra-t-il imposer une ligne cohérente à ses troupes? Comment, enfin cet ingénieur de 62 ans, descendant par ailleurs du fondateur du fabricant de pneus Bridgestone, parviendra-t-il à se dégager de l’ombre du véritable stratège du parti, Ichiro Ozawa, un redoutable politicien écarté de la tête du parti à la veille de l’élection pour un scandale financier?
Cela fait beaucoup d’interrogations pour un homme que les médias locaux ont pris l’habitude de surnommer le «Kennedy japonais» en référence à la saga familiale dont il est l’héritier. Son père était ministre, son frère est député et son grand-père, Ichiro Hatoyama, fut l’autre fondateur du PLD. Il y a 50 ans, il l’emportait, dans un autre duel, sur le propre grand-père de Taro Aso.
Intelligent, parfois borné, Yukio Hatoyama est entré en politique dans les années 1980 dans les rangs du PLD après des études aux Etats-Unis et un mariage avec une starlette de série télévisée. En 1993, après un premier revers électoral du PLD, il quitte ses camarades pour fonder un premier parti, puis un second, en 1996: le PDJ.
Bien qu’il soit l’un des députés les plus fortunés de la diète, Yukio Hatoyama a mené sa campagne en se présentant comme un homme proche du peuple. Le mantra de sa campagne a été la «fraternité» («yuai» en japonais) développé en son temps par son grand-père qui lui-même s’était inspiré du grand penseur européen le comte Richard Nikolaus Eijiro von Coudenhove-Kalergi dont il avait traduit les ouvrages. C’est au nom de cet idéal que Yukio Hatoyama a vivement critiqué le «fondamentalisme de marché dirigé par les Etats-Unis» et prôné une «communauté d’Asie de l’Est» comme le comte Coudenhove-Kalergi l’avait fait pour l’Europe.
Yukio Hatoyama a surtout saisi l’air du temps et le besoin de changement des Japonais excédés par l’incurie des derniers dirigeants du PLD. Ce vote avait des allures de «tout sauf Aso». Certains Japonais estiment néanmoins que le PDJ ou le PLD, c’est blanc bonnet et bonnet blanc. Seul l’exercice du pouvoir le dira.
Mais les deux partis ont des programmes bien distincts, le PDJ se présentant comme un parti réformateur, plus social et soucieux de renégocier son alliance avec les Etats-Unis. Yukio Hatoyama a beaucoup promis: aux parents, aux retraités, aux chômeurs, aux conducteurs de voiture, aux chauffeurs de taxi, etc. Il est taxé de populisme. Tout comme son adversaire Taro Aso. Une chose est sûre: il devra faire preuve de créativité pour assainir l’un des pays les plus endettés du monde tout en multipliant les aides. sans pour autant relever le taux de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). La politique fiscale sera au cœur des batailles politiques à venir.
Un rêveur Yukio Hatoyama? Sans doute un naïf ou un optimiste, répondent les économistes. Ou n’est-il qu’un opportuniste qui a simplement compris que les Japonais, qui voient leur niveau de vie baisser depuis des années, avaient besoin de rêver.
Le retour à la réalité pourrait être brutal: le parquet aurait ouvert, peu avant ces élections, une enquête pour des irrégularités liées à la gestion de dons au parti, explique Takashi Inoguchi, le président de l’antenne de Tokyo de l’Université de la préfecture de Niigata. «Ce scandale pourrait ressurgir avant la fin de l’année.»
Dimanche soir, dans les rues de Sendagi transformées en douche, il n’y avait nulle expression de joie ou d’excitation sur les visages des passants à l’idée que leur vote ait pu changer le destin du Japon. C’est aux politiciens de prouver désormais qu’ils seront à la hauteur de la rénovation annoncée.
Des projections annoncentune majorité de prèsdes deux tiersà la Chambre basse
Ce vote avait des allures de«tout sauf Aso»