Il a toujours eu peur de faire le premier pas. C'est lui qui le dit. Et cet aveu pose un danseur. Ken Ossola, 43 ans, est un timide, de ceux que la lumière effarouche, qu'un faux contact anéantit. Cela ne l'a pas empêché de briller au sein du Nederlands Dans Theater (NDT), phalange dirigée par le charismatique Jiri Kylian – un maître. Ken Ossola est un rêveur, tendance surfeur: à Lisbonne où il vit aujourd'hui une partie de l'année, il frôle l'écume et le ciel sur une planche équipée d'un parachute – le sky-surf l'accapare. Ces jours, l'albatros joue pourtant les capitaines de troupe, pattes au plancher, avec le Ballet du Grand Théâtre. Il répète Mémoire de l'ombre, sa nouvelle création, sur des musiques de Gustav Mahler. Avec cette même phalange genevoise, il a marqué les esprits: Ombre fragile en 2008, le Requiem de Fauré en 2010 ont révélé une intelligence théâtrale, un trait aussi élégant que sensible, un art de la composition picturale.

Ce matin d'hiver, Ken Ossola nous attend au foyer Honegger, au Grand Théâtre. On y respire le grand air de l'Empire. La table est majestueuse et spartiate. Un miroir solennel toise les occupants. Droit sur une chaise, Ken Ossola s'étonnerait presque qu'on ait voulu le rencontrer. «Je suis quelqu'un d'introverti.» Cela, il le dit avec douceur, comme en s'excusant. Son élégance n'est pas hostile, mais farouche. Gustav Mahler, justement, ce serait tout le contraire. L'expansion du sentiment. «C'est Philippe Cohen, le directeur de la compagnie, qui m'a proposé de travailler sur cette musique. J'ai accepté avec appréhension. Tout impressionne chez Mahler, à commencer par les pièces qu'il a inspirées à de grands artistes, Maurice Béjart notamment. Mais Philippe Cohen m'a dit: «Ne pense pas à ça, fais-toi plaisir.» Mahler, c'est un moyen de me sortir de moi.»

Sortir de soi. L'expression consacrée suggère bien l'écart, le jeu entre deux «je»: celui qui garde la forteresse, celui qui s'aventure au loin. Ken Ossola assume cette ambivalence. Il veut bien passer à la lumière, mais n'oublie pas l'antre. Ombre fragile, Mémoire de l'ombre: ces titres ne dessinent pas seulement un univers esthétique où la chair paraît promise à la nuit; ils cernent une manière d'être au monde. «L'enfant que j'ai été, raconte-t-il, ne parlait pas. Je me cachais dans le silence.» A quoi rêve-t-il à cette époque, dans la ville de Meyrin où il grandit au sein d'une famille d'adoption formidable? «Je suis né en Corée à Séoul, d'une mère coréenne et d'un père noir américain que je n'ai pas connu. A 3 ans et demi, j'ai été envoyé en Suisse et adopté. De cette Corée, je garde le souvenir de ma petite chambre, de la cuisine, des visages de ma sœur et de ma mère biologiques. A Genève, j'ai découvert la chaleur d'un foyer où je n'ai jamais manqué de rien. J'ai adopté mes parents et ma sœur.»

Si l'enfant Ken Ossola ne parle pas, il bouge merveilleusement, sur les chevaux d'arçon, les anneaux, les poutres. Il a 16 ans et son professeur l'encourage à suivre une classe de ballet pour développer sa force. «Un matin, je me suis réveillé et je me suis dit: «Je veux devenir danseur.» Mes parents m'ont encouragé.» Sa chance, c'est d'être admis au cours de Beatriz Consuelo, étoile brésilienne au Grand Ballet du marquis de Cuevas dans les années 1960, puis au Grand Théâtre. Cette femme secrète et charismatique a formé des générations à l'Ecole de danse de Genève. «Elle m'a appris la passion et la précision.» Ken Ossola sort alors vraiment de lui. Il enchaîne les auditions, ose La Haye et est admis au NDT 3, la compagnie junior du NDT. Jiri Kylian le remarque. Election. Envol. «Ma force, c'était le saut. Ce que j'aimais, c'était rester le plus haut le plus longtemps possible.»

Qui est-il alors comme interprète? Un alliage de puissance, d'instinct, de retenue; un éclat d'âme aussi. «J'étais comme un volcan, mais je contrôlais l'explosion. Ce que je cherchais, c'était l'état de grâce. Quand on atteint cette dimension si rare, c'est magnifique. Ça peut durer des heures après le spectacle. C'est indescriptible.» Jiri Kylian est un pygmalion enviable. Il lui apprend à écouter une partition, à composer un pas de deux, à penser le temps d'un mouvement. Il lui enseigne surtout à soustraire, c'est-à-dire à renoncer à la séduction d'un geste pour toucher à l'essentiel. Pendant huit ans, Ken Ossola traverse les airs et se fait violence pour goûter cette ivresse. Ses pieds sont des plaies. Mais qu'importe puisque les ailes sont là. Jusqu'à ce jour où il renonce à la danse. A 28 ans, il aspire soudain à autre chose. «Je ne parvenais toujours pas à mettre un mot derrière l'autre. J'ai envisagé une carrière de physiothérapeute, je voulais m'ouvrir, parler.»

Parler, c'est ce qu'il fait aujourd'hui au studio avec les danseurs du Grand Théâtre. Il n'ordonne rien. Il observe puis suggère, se laisse porter par le mouvement des interprètes, corrige un geste, reformule un pas, anticipe un tableau. Ses pièces épousent des nuits intérieures. Et ses aurores sont éblouissantes. Mémoire de l'ombre est sa création la plus ambitieuse. Et il n'imagine rien au-delà. Il n'a pas l'esprit de carrière. Ou très peu. Ses paysages sont océaniques. «J'aime beaucoup rêver et Lisbonne est idéal pour ça, c'est un paradis terrestre.»

Sur son rivage là-bas, il est beaucoup avec lui-même, avoue-t-il dans un rire. Dans Ode maritime, l'auteur lisboète Fernando Pessoa écrit: «Partir, partir, partir, partir une fois pour toutes/Tout mon sang rage pour des ailes!/Tout mon corps se jette en avant!/Je grimpe à travers mon imagination en torrents!/Je me renverse, je rugis, je me précipite!.../Explosent en écume mes désirs/Et ma chair est un flot qui cogne contre les rochers.» Ainsi file Ken Ossola.

Légende de l’image: «Quand je dansais, mon visage était calme. Il l’est aussi dans la vie. Mes yeux étaient perçants, c’est du moins ce que je croyais. En visionnant des vidéos de spectacles, j’ai découvert qu’ils étaient fermés.»

Photo©David Wagnières