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Warsan Shire, la poésie à corps écrits

Témoin puis porte-parole de trajectoires contrariées, cette auteure parle pour celles et ceux qu’on entend peu. Ses écrits charnels, qui ont séduit Beyoncé, prennent au corps tout en le sublimant

Warsan Shire, née en 1988 de parents somaliens réfugiés au Kenya, a grandi à Londres, et vit désormais à Los Angeles. Elle a été plusieurs fois distinguée pour son œuvre. — © Amaal Said
Warsan Shire, née en 1988 de parents somaliens réfugiés au Kenya, a grandi à Londres, et vit désormais à Los Angeles. Elle a été plusieurs fois distinguée pour son œuvre. — © Amaal Said

«J’ai la bouche de mon père et les yeux de ma mère; sur mon visage ils sont toujours ensemble.» Deux lignes fulgurantes ouvrent le recueil de poèmes de Warsan Shire. D’une bouleversante simplicité, elles annoncent la puissance d’un regard qui dit dans un même vers le tragique et le merveilleux, la violence des passions, la géographie à l’épreuve de l’histoire et les identités bousculées par l’exil.

Des dialectiques à l’ombre du parcours de Warsan Shire, née en 1988 de parents somaliens réfugiés au Kenya, grandie à Londres, vivant désormais à Los Angeles et plusieurs fois distinguée pour son œuvre. En 2016, sa notoriété grimpe une deuxième fois après qu’elle a signé pour la diva pop Beyoncé l’écriture et l’adaptation filmique de son album manifeste Lemonade. Du jour au lendemain, ses livres sont épuisés. Sur Internet, ses brèves publications, flèches aigres-douces pour cœurs dolents, circulent comme des mantras.

En vérité, son ascension éditoriale remonte à bien plus loin. Warsan Shire est à peine lycéenne lorsque son professeur découvre son travail. Il l’encourage à continuer et l’invite à lire ses écrits en public, en Angleterre puis aux Etats-Unis. En 2011, c’est lui qui publiera son premier livre, Où j’apprends à ma mère à donner naissance.

Cheveux lissés

Vraisemblablement tiré d’une expérience vécue, ce titre en forme de palindrome fait trôner dès la couverture la figure féminine telle qu’elle revient souvent dans les poèmes de Warsan Shire, à la fois brave et vulnérable, exaltante et exaltée, à rebours des adversités: c’est l’ayeeyo, (grand-mère en langue somali), «morte en écrasant de la cardamome en attendant que ses fils reviennent rompre la solitude où ils l’ont laissée».

C’est Maymuun, polissant l’accent de sa nouvelle langue, les «cheveux lissés comme des ravines», souriant à son voisin dominicain de «toutes ses dents tachées par le fluor de l’eau de chez nous». C’est celle qui, du centre d’expulsion, raconte qu’elle a «mangé {son} passeport dans un hôtel d’aéroport». C’est encore cette sœur dont les sourates ne suffisent pas à étouffer les indécents cris de plaisir, ou Sofia qui maquille ses draps de noces au sang de pigeon avec une insolence jubilatoire.

Ta fille a pour visage une petite émeute / ses mains sont une guerre civile / un camp de réfugiés derrière chaque oreille / un corps jonché de choses laides. / Mais Dieu, /Vois-tu comme elle porte bien le monde?

Leurs corps, audacieux mais rarement propriétaires, deviennent zones de conflits, d’invasions, de mensonges. Mais ce sont également les lieux de la mémoire – blessée, fantasmée ou réconciliée. Ils disent le souvenir de gestes précieux nichés dans les rides d’une main et les filiations perdues, quand la «beauté ici n’est pas beauté», quand le «corps brûle de la honte de n’appartenir pas».

Mélancolie

Pour Sika Fakambi, traductrice de génie et directrice de la collection corp/us, qui publie pour la première fois en français Warsan Shire aux Editions Isabelle Sauvage, «difficile de savoir où se trouve l’auteur dans ces «je» multiples qui s’expriment dans sa poésie. Il y a toujours une part d’elle, bien sûr, et une part des gens qu’elle passe des heures à écouter, qu’il s’agisse de la communauté somalie de Londres ou des personnes rencontrées, entendues, entre autres, dans les camps de réfugiés en Italie ou ailleurs. Sa voix porte la mélancolie de ces existences, au vif de toutes les histoires qu’elle transporte.»

Mais Warsan Shire préfère la résilience à la fatalité. Où j’apprends à ma mère à donner naissance est un gynécée de papier. Bouches, cheveux, tétons, doigts, cuisses et cœurs y ondoient sous les voiles sensuels de l’islam, tendus vers la conquête d’une liberté que les traditions, les guerres et les violences sociales ne suffisent pas à atrophier. Nostalgique mais sans pathos, narrative et poignante, sa poésie est un enchevêtrement magistral de désirs profanes et d’allégeances sacrées. Ou la preuve de l’ancestrale complémentarité de ces deux rives, en poésie comme dans la vie.

© Isabelle Sauvage
© Isabelle Sauvage

Warsan Shire, «Où j’apprends à ma mère à donner naissance», trad. de l'anglais par Sika Fakambi, Isabelle Sauvage, 44 pages