Le Brésilien Jair Bolsonaro sera-t-il de la partie? Et invitera-t-on également le Hongrois Viktor Orban ou le Turc Recep Tayyip Erdogan? Joe Biden dresse peut-être déjà la liste des participants pour le Sommet de la démocratie qu’il entend organiser l’année prochaine et au cours duquel il s’agira de «renouveler l’esprit et les objectifs des nations du monde libre». Car l’année 2021 doit s’annoncer comme celle du renouveau démocratique et le président élu américain, qui prendra les commandes le 20 janvier, s’en veut le garant.

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Il y a urgence: la présidence de Donald Trump, la pandémie de covid, la montée des populismes et des autoritarismes ainsi que les énormes difficultés qui frappent les économies de la planète ont mis à mal, un peu partout, la notion même de démocratie. Mais un sommet suffira-t-il à remédier à tant de maux?

Au terme d’une année chaotique, le moment est venu de se ressaisir, semble croire le futur président américain. Après tout, Donald Trump, qui était devenu le porte-étendard de la grande internationale des populistes, a fini par mordre la poussière, même s’il semble déterminé à refuser jusqu’au bout sa défaite. De même, peut-on croire, la pandémie qui frappe la planète n’a pas été vraiment bénéfique aux «hommes providentiels» et autres défenseurs des «régimes illibéraux».

Méfiance pour la science

Comme certains de ses coreligionnaires, Trump n’a cessé de minimiser les dangers provoqués par le virus. Les adeptes de ces mouvements sont plutôt enclins à railler les conseils des experts de la santé et se montrent peu soucieux de prôner une politique sanitaire forte. Or, aujourd’hui, ces méfiances vis-à-vis de la science et des autorités sanitaires semblent en voie d’être dépassées. L’heure est plutôt à la course effrénée aux vaccins. Un peu comme si, devant l’ampleur de la deuxième vague et la surcharge des hôpitaux, les réticences idéologiques étaient rangées au magasin des accessoires.

Cette unité retrouvée vis-à-vis de la science signifie-t-elle pour autant la déroute finale des populistes? Rien n’est moins sûr, en vérité. Pour le compte du Tony Blair Institute for Global Change, le chercheur Brett Meyer a étudié en détail la question. Or ses résultats sont perturbants. Ainsi, parmi les 17 régimes populistes qu’il a comparés – de la Biélorussie aux Philippines, d’Israël à l’Inde, de la Serbie au Mexique – une bonne majorité a bel et bien pris la menace du Covid-19 au sérieux, malgré ce que l’on pourrait croire, et malgré des résultats qui n’ont pas toujours été à la hauteur.

Panne de la croissance, chômage en hausse et une partie de la population menacée de plonger dans la détresse sociale: autant d’éléments qui peuvent de nouveau faire le lit des mouvements populistes

Bien plus: en Europe, alors qu’ils étaient dans l’opposition, des leaders populistes comme Geert Wilders aux Pays-Bas ou Marine Le Pen en France «ont critiqué leurs gouvernements pour ne pas avoir pris de mesures suffisamment vigoureuses contre le Covid-19 au cours des premières semaines», note-t-il. Ailleurs encore, d’autres mouvements populistes se sont abstenus de formuler des critiques, soutenant la consultation d’experts de la santé publique et allant jusqu’à réprimander des membres de leur parti qui blâmaient les gouvernements.

«De nouvelles opportunités»

L’attitude des populistes envers la science s’est donc révélée beaucoup plus différenciée qu’attendu, et ne présage rien quant à leur avenir. Ces populistes ne manqueront sans doute pas de faire entendre encore leurs voix discordantes. Et ce, d’autant plus que s’ajouteront les effets économiques dévastateurs de la pandémie. Panne sèche de la croissance, chômage en hausse et une partie de la population menacée de plonger dans la détresse sociale: autant d’éléments qui peuvent de nouveau faire le lit des mouvements populistes, a fortiori s’ils devaient s’ajouter à des attentats terroristes, comme ceux qui ont eu lieu en France ou en Autriche, qui ne manqueront pas de convaincre de la nécessité de verrouiller les frontières et de se méfier de la globalisation. «Les populistes voient s’ouvrir à eux de nouvelles opportunités», conclut sobrement Brett Meyer.

Pourtant, au-delà de ce «nouveau moment populiste» qui pourrait surgir au coin de la rue, le spécialiste en géopolitique François Heisbourg voit surtout s’ouvrir un autre gouffre. «Le clivage entre les démocraties et les dictatures était certes antérieur à la pandémie, mais il n’a cessé de s’approfondir ces derniers mois», explique-t-il au Temps.

François Heisbourg souligne surtout la manière dont la Chine accélère désormais sa projection de puissance, tant sur le plan domestique qu’international. Il prend pour exemple la récente passe d’armes entre Pékin et l’Australie, qui s’ajoute aux tensions entretenues par la Chine vis-à-vis de Hongkong ou de Taïwan. Alors que l’Australie avait osé exiger une enquête internationale sur les origines du virus, Pékin a utilisé toute une palette de représailles pour la faire entrer dans le rang. Avec succès. «Ce sont typiquement les méthodes qu’utilisaient les Européens au temps des empires. Coercition, subversion… Ne manque que l’utilisation de la canonnière», sourit-il.

Tous contre la Chine?

Bien davantage qu’un moyen de «consolider les fondements de la démocratie», le sommet prôné par Joe Biden ne serait-il qu’une façon de resserrer les rangs autour des Etats-Unis face à la Chine? «La bataille des narratifs va être au cœur de cette période, note François Heisbourg. Pékin veut se débarrasser de cette sorte de péché originel que représentent la naissance et la propagation de ce virus. Le pouvoir chinois tente ainsi de mettre en avant une image d’efficacité dans la lutte face à la pandémie. Celle-ci est bien sûr fondée sur les deux idéologies structurantes pour lui que sont le nationalisme et l’autoritarisme.»

Dans cette bataille des récits, les Etats-Unis de Joe Biden pourront sans doute compter sur les Européens, mais aussi sur des Etats comme Taïwan et la Corée du Sud qui, tout en étant des démocraties, ont réussi à faire face à la progression du virus, ce qui leur permet d’opposer un autre discours aux affirmations chinoises.

«Le monde ne s’organise pas de lui-même. Le leadership américain, basé sur des stratégies et des objectifs clairs, est nécessaire pour empoigner les défis globaux actuels», disait encore l’équipe de campagne de Joe Biden. «Pour être à même d’assumer de nouveau notre leadership, nous devons restaurer notre crédibilité et notre influence.» Avec nous ou contre nous: la bataille des narratifs est lancée.