La formule est souvent employée, mais elle est particulièrement justifiée ce lundi, au lendemain du premier tour des élections régionales françaises qui ont mobilisé un peu plus d’un électeur sur deux, en hausse de 4% par rapport à 2010: la progression historique du Front national impose désormais un tripartisme assuré de transformer la vie politique hexagonale. Un séisme politique et institutionnel dans un pays habitué au classique duel droite-gauche. Retour sur les leçons des urnes.

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 1  Premier parti de France, le Front national obtient-il une victoire éclatante?

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Photo: Marion Maréchal-Le Pen dimanche soir (Reuters)

La réponse est oui, même si le nombre total d’électeurs rallié par le parti de Marine Le Pen dimanche est d’environ 6 millions, contre 6,4 millions à la présidentielle de 2012 pour la présidente du FN, qui n’avait pas réussi à se qualifier pour le second tour. Il ne faut pas oublier que ce scrutin, d’ampleur nationale, visait à renouveler les conseils régionaux dans treize régions métropolitaines redécoupées en décembre 2014. La participation, légèrement supérieure à 50%, ne peut donc pas être comparée avec celle d’un scrutin présidentiel.

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L’important est par contre l’enjeu: les régions françaises ont d’importants budgets (souvent supérieurs à deux milliards d’euros par an) et sont des acteurs décisifs de la vie du pays dans des domaines comme les transports, l’éducation, et l’économie. Placer le Front national nettement en tête, avec 28% des suffrages (12% aux régionales de 2010), et lui accorder une avance considérable en Nord-Pas de Calais-Picardie (40,6% des voix pour Marine Le Pen) ou en Provence-Alpes-Côte d’Azur (41,5% pour Marion Maréchal-Le Pen), revient à signifier clairement que ce parti doit gouverner, d’abord à l’échelon des régions, puis peut-être ensuite au niveau national.

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Si le repositionnement de ses adversaires entre les deux tours est finalement fatal au FN dans toutes les régions, et que le parti d’extrême droite ne décroche aucun exécutif, sa réponse sera toute trouvée: une fois encore, le «système» français aura «magouillé» pour ignorer le pays «réel»… Impossible donc de comparer ce scrutin avec les Européennes de mai 2014, qui avaient déjà consacré le FN comme premier parti de France car le parlement de Strasbourg reste vu comme un exutoire. En tête dans six régions françaises, le FN peut se maintenir dans toutes. Une première. La stratégie de «normalisation» de Marine Le Pen, qui s’est cette fois débarrassée du fantôme de son père, était donc la bonne. Le rejet des élites et des partis traditionnels, son discours «anti-système» n’a jamais autant payé.


 2  Le «tripartisme» est-il désormais la règle dans la vie politique française?

Là aussi, la réponse est oui, et les conséquences politiques et institutionnelles vont être très importantes. La Vème république a été conçue en 1958 par le Général de Gaulle sur la base d’un affrontement majoritaire droite-gauche. Or maintenant, trois partis se disputent les sièges des régions, et l’on peut gager que lors des prochaines législatives de 2017 (dans la foulée de la présidentielle) les candidats du FN seront beaucoup plus nombreux à entrer à l’Assemblée nationale, compte tenu de l’implantation locale de l’extrême-droite. Il n’est pas étonnant, dès lors, que le PS au pouvoir soit favorable à l’introduction d’un mode de scrutin proportionnel intégral, qui favoriserait certes l’entrée massive du FN, mais imposerait in fine des coalitions gouvernementales.

Autre conséquence: le séisme interne que vont affronter les Républicains de Nicolas Sarkozy et même le Parti socialiste, même si la ligne de désistement de ce dernier pose moins de problème. Il est évident qu’à droite, de nombreux élus se posent aujourd’hui la question de leurs futures alliances avec le FN, et qu’une autre aile du parti, autour d’Alain Juppé, voit son avenir plus au centre. Il est aussi clair qu’à gauche, la ligne du «sacrifice» défendue par le PS va faire mal car elle entraînera, dans certaines régions, l’absence d’élus PS pendant six ans. Le Front national, par ses victoires répétées et son ascension sans précédent, bouleverse durablement le paysage politique du pays. Important aussi: plusieurs sondages réalisés après les attentats du 13 novembre montrent qu’une majorité de Français souhaiteraient un gouvernement «d’union nationale». Les frontières de la politique hexagonale sont durablement brouillées.


 3  Cette défaite est-elle celle de François Hollande et du pouvoir socialiste?

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Photo: François Hollande à Tulle dimanche (Reuters)

Le président français perd, avec ce premier tour des élections régionales, sa cinquième élection depuis son accession à l’Elysée en mai 2012. Plus grave encore pour lui: on pensait que son activisme sécuritaire depuis les attentats aurait une influence positive sur le score des listes PS. Erreur. Même si François Hollande bénéficie selon les sondages d’un spectaculaire sursaut de popularité, et si son action internationale est saluée, il ne parvient pas à sortir son parti du fossé dans lequel il se trouve enlisé, plombé par le taux de chômage record et par la stagnation économique. Rappelons que le PS avait réalisé un grand chelem aux régionales de 2010, raflant 21 régions sur 22!

Quelles conclusions en tirer pour le chef de l’Etat et son premier ministre Manuel Valls? La première, via le désistement des listes PS, consiste à défendre l’idée d’un rempart contre l’extrême droite, pour limiter la casse au second tour. Mais il est très risqué car il accrédite l’idée de la disparition de la gauche sociale-démocrate dans les régions en question. La seconde conclusion est de comptabiliser les régions (on parle de trois ou quatre) qui pourront rester dans le giron socialiste. Mais il s’agit seulement d’arithmétique électorale. On peut louer la réussite du ministre de la défense Jean-Yves Le Drian en Bretagne. Sauf que cela ne peut pas faire office de stratégie. Surtout lorsque le discours «guerrier» contre l’Etat islamique ne fait qu’alimenter le réservoir de voix nationalistes dans lequel puise le FN.

Le quinquennat de François Hollande continue donc, sur le plan électoral, d’être calamiteux. Jamais le Front national, et donc la colère qui l’alimente, n’a été aussi forte. D’ici le second tour, un accord sur le climat à la COP 21 sera peut-être intervenu à Paris. La stature diplomatique du président français s’en trouvera renforcée. Mais l’impact s’annonce négligeable, voire nul. Question dès lors: le locataire de l’Elysée peut-il, dans ce contexte de bataille rangée et de désaveu, encore espérer se présenter en 2017 au risque de ne pas pouvoir franchir le premier tour?


 4  La France est-elle conforme, avec ce scrutin, aux autres pays européens?

La poussée spectaculaire du Front national en France doit évidemment être comparée aux résultats électoraux survenus récemment en Suisse, mais aussi en Pologne ou même au Royaume-Uni, où les souverainistes anti-européens de UKIP ont le vent en poupe. Il faut dès lors disséquer les raisons de ce vote FN. Il paraît clair aujourd’hui que si la France organisait des référendums controversés «à la Suisse» sur la libre circulation, ou sur l’interdiction des minarets des mosquées, les résultats ne seraient guère différents.

On peut dire, à ce stade, que le ressentiment des Français envers l’UE et les politiques communautaires est à l’unisson de nombreux autres pays. L’Europe est de moins en moins lisible pour l’électorat dans l’hexagone. Le discours nationaliste est de mieux en mieux reçu. L’idée d’un rétablissement des frontières plaît à beaucoup. Les flux de migrants et la menace terroriste nourrissent une peur sur laquelle surfe l’extrême-droite.

Un élément différencie toutefois la France: sa situation économique très préoccupante et ses clivages démographique. Dans un pays où les musulmans représentent environ 10% de la population, Le FN est, au sortir du premier tour, le premier parti parmi les 18-24 ans. Et le chômage massif a fini par ébranler tous les pans de la société française. L’élément le plus inquiétant est ce vacillement des fondements français qui conduit les électeurs à ne plus voter pour le FN pour «protester», mais pour lui confier les rênes du pouvoir.

Il faut toujours répéter que ces résultats sont ceux d’un premier tour. Mais l’autoroute vers les élections présidentielles de 2017 va devenir le théâtre d’une course très risquée, avec forte probabilité de collisions. Si le FN emporte au moins une région, voire plusieurs, il continuera son implantation locale. Il ne réalisera bien sûr pas ses promesses, mais il pourra pendant un an et demi prétendre avoir hérité d’un lourd bilan. Ceux qui pensent, en France, que le FN au pouvoir est le meilleur antidote à sa progression risquent fort d’être démentis par les faits.


 5  Nicolas Sarkozy a-t-il encore une chance de redevenir président en 2017?

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Photo: Nicolas Sarkozy dimanche au moment de voter (Reuters)

L’entre-deux tours de ces élections régionales françaises s’annonce comme le premier acte des futures primaires présidentielles à droite, prévues pour l’automne 2016. La décision de l’ancien chef de l’Etat français de ne pas fusionner les listes des «Républicains» avec la gauche, et de ne pas se désister d’ici mardi 18 heures (limite pour le dépôt des listes pour le second tour), va faire des remous dès ce lundi, au bureau politique de son parti. Il ne faut pas oublier non plus qu’une frange d’élus de droite ne verrait pas d’un mauvais œil une alliance locale avec le FN.

Une opinion assurée d’être confortée si le PS devait s’imposer dans des régions en profitant d’une triangulaire avec le FN. S’ajoute à cela le passif de Nicolas Sarkozy qui, lors du second tour de la présidentielle perdue de 2012, avait délibérément surfé sur les terres du FN. On peut déjà dire que le gain qu’avait représenté pour lui la victoire aux départementales de mars 2015 est oublié. Son autorité va s’en trouver sans doute érodée. Et cela, même si le score des Républicains aux régionales équivaut à celui des départementales et peut lui rapporter entre 4 à 6 grandes régions.

Qu’en déduire? Beaucoup va dépendre de l’attitude, entre les deux tours, des alliés centristes du rival déclaré de Sarkozy, Alain Juppé, qu’une partie de l’électorat de gauche modérée souhaite ouvertement voir se présenter. Or l’ancien premier ministre Juppé doit, s’il veut s’imposer comme le recours, marquer impérativement sa différence avec Nicolas Sarkozy. On pense aussi à François Fillon, l’ancien premier ministre lui aussi désireux d’exister. Paradoxalement, Marine le Pen a infligé hier, une défaite aux deux candidats présidentiels de 2012: François Hollande et Nicolas Sarkozy. Que se passera-t-il alors si elle devait se retrouver face à l’un d’eux à nouveau au second tour des présidentielles en 2017?