Il n’a pas perdu le sens de l’humour. Lorsqu’on lui demande s’il est ou a été suivi par un spécialiste, un psychiatre par exemple, il dit: «Pas besoin, j’ai ça à la maison, ma femme est psy!» Réponse loin d’être anodine. Car il s’agit bel et bien de thérapie familiale. Le foyer fait bloc autour de Bertrand Virieux, 44 ans, victime entre 1978 et 1981 du père Bernard Preynat qui a été mis en examen fin janvier «pour agressions sexuelles sur mineurs de moins de 15 ans par personne ayant autorité». Bertrand a décidé de témoigner, d’apparaître, de raconter à visage découvert et mots bien sentis. Et d’accuser.

Dans son entourage et parmi la communauté catholique lyonnaise, tout le monde n’apprécie pas cet engagement. Il est homme connu et installé (cardiologue), jusque-là très respecté. On sait donc où le trouver lui, sa femme et ses quatre enfants (4 à 17 ans) pour leur signifier «que tout ça c’est pour salir l’Eglise». «Ça ne plaît pas à tout le monde, je suis la brebis galeuse», résume-t-il. Bertrand a tout expliqué à ses enfants avec le soutien de son épouse psychologue qui possède sans doute mieux que lui les mots et codes pour dire les choses simplement mais entièrement.

Bertrand Virieux fut scout entre 7 et 11 ans, jamais en retard au catéchisme, servait la messe célébrée par le père Preynat à Saint-Foy-lès-Lyon. Curé autoritaire, aux sermons puissants, un tribun qui remplissait l’église au trois-quarts vide avant sa venue. «Il me faisait venir dans une pièce sous l’église, m’enlaçait et me demandait de le serrer, caressait mes cheveux, râlait, sortait ma chemise de mon short, me tripotait, il disait que c’était un secret. C’est arrivé une dizaine de fois.» Attouchements, «abus sexuels» corrige Bertrand Virieux. Il croit être seul, éprouve de la honte forcément. Et puis ce curé est populaire, les parents vantent sa disponibilité et son organisation, il emmène les gosses les samedis et un dimanche sur quatre. Ils sont entre de bonnes mains.

Bertrand n’est en fait pas seul à subir les caresses. Il a créé avec François Devaux, une autre victime, l’association la Parole libérée. Soixante personnes l’ont rejointe pour affirmer qu’elles aussi sont passées par les bras du père Preynat. «Nous avons les noms et les récits, seize donnent des détails sur notre site qu’ils ont aussi délivrés à la police», indique le médecin. Il y a eu des viols, des fellations imposées, souvent sous une tente pendant les camps d’été. Bertrand se souvient d’un petit camarade sortant lui aussi de la fameuse pièce sous l’église. Le garçon lâche: «Moi c’est comme pour toi mais bien pire.»

Vingt-quatre ans plus tard, l’affaire sort, un peu par hasard. Alexandre*, aujourd’hui membre de l’association, rencontre un autre ancien scout. Ils discutent autour d’un verre, évoquent leur enfance et constatent avec effroi qu’ils ont subi les mêmes violences. Alexandre découvre sur Google que le père Peyrat est toujours actif auprès d’enfants alors que tout le monde le croyait écarté. «On m’avait à moi aussi affirmé qu’il en était tenu éloigné», indique Bertrand Virieux.

Début 2015, le cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon, mis en cause aujourd’hui pour non-dénonciation de crimes et mise en danger d’autrui, écrit à Alexandre pour lui indiquer que Preynat a été relevé de toutes ses fonctions. Mais il apparaît encore dans des journaux auprès d’enfants et sera actif jusqu’en 2015. Alexandre dépose plainte, François Devaux suit, Bertrand aussi. Ces deux-là vont au-delà de la simple déposition. Ils apparaissent publiquement au nom de tous ceux qui ont tout refoulé, qui n’ont jamais parlé à leur femme ou à leurs meilleurs amis.

«Notre combat se résume à ceci: il faut cesser de détruire des vies. Toucher un enfant revient à toucher l’humanité. J’ai une gosse de 9 ans, elle ne doit pas subir ce que j’ai vécu au même âge», insiste Bertrand Virieux. La Parole libérée fait circuler une pétition pour que ces actes pédophiles ne soient plus prescriptibles, «un peu sur le modèle suisse». Car si 60 victimes se sont fait connaître à ce jour, le père Preynat n’est poursuivi que pour quatre agressions, les affaires étant prescrites. «On ne peut porter plainte que vingt ans après ses 18 ans. J’ai 44 ans, c’est trop tard», regrette-t-il.

«Dieu merci, les faits sont prescrits», a glissé mardi Mgr Barbarin à Lourdes lors de la conférence des évêques. La phrase a fait très mal à Bertrand Virieux, aux autres aussi sans doute. L’archevêque a aussi clamé: «Jamais, jamais je n’ai couvert des faits de pédophilie.» Le cardiologue semble en douter: «En 2013, Barbarin a nommé Preyrat à la tête de six paroisses dans la Loire, promotion qui nécessite un conseil épiscopal, l’étude du dossier. Or l’accumulation de soupçons d’abus sexuels étaient connus.» Bertrand croit savoir que le cardinal a convoqué le père Preynat et que celui-ci l’a convaincu qu’il ne s’était plus rien passé depuis 1991.

Lire aussi: Mgr Barbarin, miroir et faille de l’église

«Un pédophile ne s’arrête ainsi», affirme Bertrand Virieux. Qui au prix d’un battage médiatique veut avec les autres mettre fin au silence «complice et criminel». Les enfants de Bertrand Virieux sont scolarisés dans le privé «pour des raisons pratiques et non confessionnelles». Son épouse veut rendre son certificat de baptême. Lui continue à être un catholique. «Lorsqu’un enfant est abusé par un instituteur, il ne cesse pas pour autant d’apprendre à lire. Moi je continue à croire.»

* prénom d’emprunt