L’armée thaïlandaise est intervenue massivement lundi à Bangkok contre les manifestants qui réclament la démission du premier ministre Abhisit Vejjajiva. De violents affrontements se sont poursuivis toute la journée dans le centre- ville. Bilan: deux morts et 113 blessés.

Un homme de 54 ans a été tué par balle dans des heurts entre les manifestants et des habitants de la capitale, a déclaré à la télévision Satit Wongnongtaey, un collaborateur du chef du gouvernement. Il aurait été abattu par des «chemises rouges», du surnom des partisans de l’ex-premier ministre en exil Thaksin Shinawatra, selon les proches de la victime.

Un responsable de l’hôpital Sua Chiew a pour sa part indiqué qu’un homme de 19 ans avait également été tué après avoir été atteint par balle à l’abdomen, et cinq autres blessés au cours des mêmes affrontements.

Toute la journée, les manifestants ont érigé des barricades et se sont battus contre l’armée à coups de cocktails molotov et de pavés dans plusieurs quartiers de la capitale, incendiant de nombreux autobus, ainsi qu’un bâtiment du ministère de l’Education, selon des journalistes de l’AFP.

A la tombée de la nuit, les soldats, apparemment décidés à en finir, ont fait mouvement dans la zone occupée depuis près de trois semaines par les «chemises rouges» de l’opposition près de Government House, le siège du gouvernement. Des tirs ont été entendus alors que les militaires franchissaient les barrages érigés par les manifestants.

Les forces de l’ordre ont à leur tour établir des barrages dans le quartier pour empêcher le retour des manifestants qu’ils ont réussi à déloger. Un peu plus loin, les «chemises rouges» ont mis le feu à des bus et à un bâtiment public. Une colonne d’épaisse fumée noire s’élevait au-dessus du centre-ville.

De son exil, l’ancien premier ministre Thaksin a fait état sur CNN de la mort de plusieurs manifestants. «Beaucoup de gens meurent (...) Les corps sont emmenés dans des camions», a-t-il affirmé. Les services médicaux ont eux recensé au moins 101 blessés, dont quatre atteints par balle. Vingt-quatre étaient toujours hospitalisés dans la soirée.

Les heurts avaient commencé avant l’aube, quand l’armée avait chargé en tirant en l’air plusieurs centaines de manifestants qui bloquaient un carrefour stratégique de Bangkok, Din Daeng. La foule avait riposté par des jets de cocktails Molotov.

Les manifestants ont attaqué dimanche le siège du ministère de l’Intérieur et la voiture du premier ministre. La veille, ils avaient contraint les autorités à annuler un Sommet de seize Etats d’Asie et d’Océanie à Pattaya, une cité balnéaire située au sud de Bangkok, en envahissant le lieu de la réunion. Plusieurs dirigeants avaient dû être évacués par hélicoptère.

La Suisse rassure

Les autorités ont renforcé la sécurité dans les ports, aéroports et autres infrastructures majeures, a annoncé le porte-parole du gouvernement. La présidence tchèque de l’Union européenne s’est déclarée lundi «très préoccupée» par la situation.

L’Espagne a déconseillé à ses citoyens de se rendre en Thaïlande. Les Pays-Bas, la Belgique et l’Autriche ont recommandé à leurs citoyens d’éviter les voyages «non essentiels» à Bangkok et dans ses environs. Paris, Moscou et Madrid ont aussi appelé leurs ressortissants sur place à faire preuve de prudence.

Contacté par Le Temps, un porte-parole du Département fédéral des affaires étrangères répondait lundi matin que la situation à Bangkok «n’est pour l’instant pas encore alarmante» et précisait que la majorité des touristes suisses ne se trouvent pas dans la capitale. Les agences de voyage ont été avisées des consignes de sécurité à donner. Ces dernières sont aussi résumées sur le site du DFAE (lien au début de cet article), qui «déconseille de se rendre à Bangkok pour des voyages touristiques ou autres qui ne présentent pas un caractère d’urgence».

Chez M-Travel, dont une cinquantaine de clients se trouvent actuellement à Bangkok, la porte-parole Prisca Huguenin-dit-Lenoir précise que le contact a été établi avec tous et que des consignes ont été passées de ne pas sortir dans les environs des lieux où ont lieu les affrontements. Des excursions ont été annulées, mais l’agence observe encore l’évolution de la situation avant de décider un éventuel rapatriement accéléré. La situation s’est par ailleurs détendue du côté de Pattaya.

L’Australie, qui compte 55 000 ressortissants dans le royaume, s’est déclarée «profondément inquiète». Le ministère des Affaires étrangères a notamment exhorté «les Australiens qui sont à Bangkok à rester dans leur maison ou leur hôtel et à, bien sûr, éviter les manifestations et les rassemblements de masse». Les autorités de Hong Kong, des Philippines, de la Malaisie et de Corée du Sud ont émis des consignes similaires.

«Faire la révolution»

L’état d’urgence, interdisant en particulier les réunions de plus de cinq personnes, a été décrété dinmanche par le premier ministre Abhisit Vejjajiva, au lendemain de l’annulation d’un sommet asiatique à Pattaya, également perturbé par les manifestants. Revêtus de chemises rouges, ceux-ci soutiennent l’ex-premier ministre Thaksin Shinawatra, menacé d’une peine de deux ans de prison s’il rentre au pays. Dimanche, ce dernier les a appelés à «faire la révolution» dans le pays et n’excluait pas d’y jouer un rôle.

18 coups d’Etat depuis 1932

La Thaïlande, qui a connu 18 coups d’Etat depuis 1932, et une répression militaire qui avait provoqué la mort de douzaines de personnes en 1992, reste politiquement instable. Les supporters de Thaksin Shinawatra, qui ont pris le nom de Front uni pour la démocratie contre la dictature (UDD en anglais) se recrutent surtout dans les campagnes défavorisées. Ils ont profité des politiques populistes qu’il a mises en place pendant ses cinq ans au pouvoir. L’UDD reproche au premier ministre actuel d’être arrivé au pouvoir illégalement et d’être une marionnette des militaires. Ils protestent régulièrement depuis le mois de mars devant les bâtiments officiels.

En face de l’UDD se trouve l’Alliance populaire pour la démocratie (abrégé PA D en anglais), dont les membres portent volontiers des chemises jaunes en signe d’allégeance au roi. Elle recrute plutôt parmi la bourgeoise urbaine et les mlieux d’affaires, dont le magnat des médias Sondhi Limthongkul et l’ex-général Chamlong Srimuang, proche du conseiller personnel du roi. Le PAD reproche à l’UDD sa corruption et son népotisme. Il a joué un rôle clé dans l’éviction de Thaksin Shinawatra en 2006, puis en décembre 2008 quand ses sympathisant ont bloqué pendant une semaine les aéroports de Bangkok pour protester contre le Parti du pouvoir au peuple (PPP), considéré comme une réincarnation du parti banni de l’ex-premier ministre.

Equilibre instable

Suite à ces événements, une cour constitutionnelle a jugé le PPP coupable de fraude électorale et a interdit à ses chefs de faire de la politique pendant cinq ans. Profitant de quelques transfuges, Abhisit Vejjaviva est alors devenu le nouveau premier ministre, sans passer par des élections. Ce manque de légitimité démocratique lui est aujourd’hui reproché.

Des deux camps ennemis, aucun ne semble être en mesure de contrôler effectivement le pays. Thaksin Shinawatra vit entre Dubai, la Chine, Hong Kong et la Grande-Bretagne, se considérant comme un «citoyen du monde». Il a déclaré par le passé ne plus vouloir faire de la politique, mais ses derniers propos semblent indiquer le contraire. Quant au premier ministre Abhisit Vejjyviva, il est apparu dimanche à la télévision pour déclarer que le gouvernement «veillera à rétablir l’ordre et le calme dans les trois ou quatre prochains jours». La caméra s’est déplacée sur les commandants des forces terrestres, navales et aériennes tandis qu’il ajoutait: «Je peux confirmer que le gouvernement et les agences de sécurité sont unis».