Elle laisse derrière elle un Etat afghan des plus fragiles
Les Etats-Unis garderont des forces sur place pour contenir les talibans
Il est plus facile de commencer une guerre que de la terminer. Après avoir souvent martelé cette vérité, le président américain en fait aujourd’hui l’expérience. Barack Obama avait espéré dégager les Etats-Unis du bourbier irakien en retirant ses troupes de Mésopotamie fin 2011: il y a renvoyé des forces cette année, devant la montée en puissance des djihadistes de l’Etat islamique. Il avait cru jusqu’à récemment pouvoir limiter drastiquement les missions de l’armée américaine en Afghanistan à partir de 2015: il vient de revenir sur ces restrictions.
La Maison-Blanche n’a jamais caché qu’elle souhaitait maintenir quelque 10 000 soldats en Afghanistan au-delà de décembre 2014. Soit au terme de la mission de la Force internationale d’assistance et de sécurité (ISAF), déployée depuis treize ans dans le pays avec la bénédiction du Conseil de sécurité des Nations unies. Mais ces troupes étaient censées se limiter à des tâches d’encadrement de l’armée afghane et à quelques raids contre Al-Qaida. Or, le président américain vient de décider qu’elles combattraient aussi les talibans. Ce qui signifie – changement décisif – que les Etats-Unis continueront à participer directement à la guerre en cours.
L’Etat islamique explique ce retournement. Ses succès ont trahi la vulnérabilité des institutions mises en place par Washington en Irak. Et ils montrent ce qui pourrait arriver au pouvoir afghan, créé de toutes pièces par les mêmes forces américaines d’occupation.
Les Etats-Unis s’étaient fixé plusieurs objectifs au lendemain des attentats du 11-Septembre. Ils souhaitaient non seulement anéantir le coupable, Al-Qaida, mais aussi annihiler son complice le plus évident, le régime des talibans, coupable de l’avoir hébergé. Et pour éviter tout retour au pouvoir de formations violemment anti-américaines, ils ont entrepris d’arrimer l’Afghanistan à l’Occident avec l’aide de quelques forces locales, en lui imposant des institutions démocratiques et en essayant de lui inculquer des valeurs comme l’individualisme, l’émancipation des femmes et la liberté d’expression.
L’Afghanistan a connu ces dernières années des bouleversements spectaculaires. Sa forte urbanisation, couplée à l’afflux d’argent occidental, a permis à de nombreux jeunes de gagner en indépendance, à des centaines de femmes d’accéder à des postes d’influence et à la scène médiatique de se diversifier. Ces changements se sont souvent avérés superficiels, cependant. L’éducation, censée représenter un chantier prioritaire, est restée d’un très bas niveau. Quant à la condition féminine, elle se caractérise toujours par des indices accablants, telles les 18 000 femmes qui meurent chaque année en couche, chiffre six fois supérieur à celui des victimes civiles de la guerre.
L’Etat mis en place par les Américains se révèle lui-même extrêmement fragile. Il était censé tirer sa force de sa légitimité démocratique. Or, il dysfonctionne gravement de ce point de vue, comme l’a encore prouvé le dernier scrutin présidentiel. «Il s’agissait en théorie d’élections, on a assisté en réalité à un marchandage à l’afghane entre le nord et le sud, entre les Pachtounes et les non-Pachtounes, entre l’équipe de l’ex-commandant Massoud et celle d’autres dirigeants, observe Pierre Centlivres, ancien directeur de l’Institut d’ethnologie de Neuchâtel. Pour résoudre la crise, le secrétaire d’Etat américain, John Kerry, a offert au perdant un poste de premier ministre non prévu par la Constitution.»
«L’idée de «nation building», l’ambition de reconstruire des Etats depuis l’extérieur, relève de l’illusion, souligne Gabriel Galice, président du Conseil de fondation de l’Institut international de recherche pour la paix (Gipri), à Genève. Il est temps que l’Occident s’en rende compte.» «L’Afghanistan n’a jamais été un Etat, poursuit Alain Chouet, ancien chef du Service de renseignement de sécurité de la DGSE, le service de renseignement extérieur de la France. Treize ans d’occupation américaine n’y ont rien changé.»
L’armée nationale se trouve également dans un triste état. Elle est loin de représenter, comme dans d’autres pays, un facteur d’unité et de stabilité. «Les soldats afghans sont d’une loyauté très discutable, estime Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la Revue militaire suisse. Ils sont encadrés durant la journée mais personne ne sait ce qu’ils font à la nuit tombée. Et puis, leur taux de désertion est très élevé. Il existe un gros risque que les hommes forts du pays négocient des arrangements avec certains généraux et qu’ils finissent par se répartir les troupes.»
Ce scénario n’a rien de fictif. Il s’est déroulé lors du dernier départ massif de troupes étrangères. Le retrait de l’armée soviétique, il y a 22 ans, a débouché sur un éclatement de l’armée afghane et le ralliement de nombre de ses unités à des seigneurs de la guerre – l’un des principaux transfuges de l’époque n’est autre que l’un des deux vice-présidents actuels du pays, l’Ouzbek Rachid Dostom, un chef de milice passé du jour au lendemain des rangs communistes au camp islamiste.
Le pouvoir de l’époque, affaibli par les trahisons, a été balayé. Le tout est de savoir si le régime pro-américain actuel risque de subir le même sort. «Il sera difficile aux talibans de dominer l’Afghanistan comme ils l’ont fait par le passé, assure Pierre Centlivres. De nombreuses régions leur sont hostiles. Et le pays a changé: les villes y ont prospéré au détriment des campagnes, les populations se sont mélangées au fil des migrations.»
«Les talibans ne reprendront peut-être pas tout le pouvoir, admet Alain Chouet. Mais ils vont en reconquérir tôt ou tard une partie. Ils se sont arrogé la représentation d’une fraction trop importante de la population, les Pachtounes, pour qu’il puisse en être autrement.» Si les Etats-Unis veulent éviter le retour en force de leurs ennemis, ils risquent d’en avoir pour très longtemps.
«L’Afghanistann’a jamais été un Etat. Treize années d’occupation n’y ont rien changé»