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En Afghanistan, les raisons de l’effondrement de l’armée

La brutalité du retrait américain a montré les failles de l’armée régulière afghane, minée par la corruption, mal approvisionnée, sans soutien aérien. Même les insurgés ne s’attendaient pas à la décomposition aussi rapide de régiments aux effectifs gonflés artificiellement

Des talibans déploient leur drapeau après la prise de contrôle de la ville de Jalalabad le 15 août — © EPA / STRINGER
Des talibans déploient leur drapeau après la prise de contrôle de la ville de Jalalabad le 15 août — © EPA / STRINGER

L’effondrement des forces afghanes face aux talibans en seulement quelques semaines a surpris. Les mêmes insurgés avaient mis deux ans à prendre le pouvoir, entre 1994 et 1996, pendant la guerre civile, et ils n’avaient jamais pu contrôler des zones entières dans le Nord avant d’être défaits fin 2001. Cette fois-ci, en quarante-cinq jours, ils ont déjà conquis une bonne partie du Nord, le Sud et l’Ouest et se rapprochent dangereusement de Kaboul.

Samedi 14 août, ils ont pris la province de Kunar puis la ville de Mazar-e-Charif, avant d’entrer, dimanche 15, dans Jalalabad, dernière grande ville à leur échapper encore en dehors de Kaboul. Si des combats font encore rage, une question se pose déjà. Comment une armée quatre fois supérieure en nombre, entraînée, financée et équipée par la première puissance mondiale, les Etats-Unis, a-t-elle pu ainsi être mise en déroute aussi rapidement?

Des «bataillons fantômes» pour gonfler les chiffres

Les autorités américaines avaient multiplié les déclarations sur les capacités des forces afghanes à défendre leur territoire. La réalité est moins glorieuse. Officiellement, Kaboul peut compter sur 300 000 membres des forces de sécurité, dont le fer de lance, les Forces spéciales, compterait près de 50 000 soldats. Selon une source militaire américaine haut placée, les autorités afghanes auraient gonflé les chiffres avec des «bataillons fantômes», sans doute pour augmenter la facture payée par les Etats-Unis et nourrir une corruption endémique. D’après un diplomate occidental, en poste à Kaboul, «il y aurait 46 bataillons fantômes, de 800 hommes chacun».

La réalité des combats a fait émerger la vérité des chiffres. Depuis 2017, les autorités militaires américaines, mentor et banquier des soldats afghans, avaient accepté l’exigence du président Ashraf Ghani de ne plus rendre publiques les chiffres des pertes au sein des forces de sécurité afghanes, pas plus que ceux des désertions ou des passages à l’ennemi, ce qui a contribué à fausser l’image de l’armée afghane.

Abandon faute de munitions

Le gouvernement peut s’appuyer principalement sur des forces spéciales très professionnelles qui se battent sans réserve et ont interdit, elles, le recrutement par cooptation. Les talibans n’accordent d’ailleurs aucune clémence à ces soldats, qui leur opposent le plus de résistance. Les effectifs de l’armée régulière sont, quant à eux, souvent «fixés», c’est-à-dire enfermés dans leurs bases. Ces derniers, selon les analystes de l’OTAN, ont souffert d’un manque de renfort et de soutien logistique.

Les lignes d’approvisionnement étaient trop étendues pour le pouvoir afghan, qui n’avait pas les moyens aériens ni d’accès par la route pour les ravitailler. Résultat, de nombreux soldats ont souvent dû se rendre, voire fuir, non parce qu’ils ne voulaient pas se battre mais faute de munitions, notamment ceux de l’armée régulière, auxquels les talibans ont garanti le pardon s’ils cessaient le combat. Les insurgés ont ainsi pu prélever d’importants stocks d’armes et de véhicules.

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Les conditions du retrait brutal américain, réalisé en deux mois, ont durablement fragilisé les autorités afghanes, qui y croyaient d’autant moins que les chefs militaires américains à Kaboul leur disaient que ce soutien serait prolongé de dix-huit mois. C’est l’autre grande faiblesse du régime de Kaboul, qui a perdu un soutien aérien efficace. Les talibans ne disposent que de drones de surveillance, mais le retrait américain, entre mai et juillet, a privé le gouvernement du parapluie de l’aviation américaine, laissant, ainsi, une plus grande liberté aux insurgés pour se déplacer.

L’aviation afghane, qui manquait de pilotes et de maintenance, n’a jamais été en mesure d’apporter une couverture de même nature. De plus, son stock de «bombes intelligentes», qui devait durer jusqu’à fin août, a été épuisé dès la mi-juillet. Enfin, les accords passés en juin entre le gouvernement et des sociétés privées pour la fourniture d’hélicoptères de transports de troupes n’ont pas eu le temps d’être mis en place.

Les talibans eux-mêmes surpris

La question des frappes aériennes a joué un rôle central dans l’accélération de la guerre. Selon l’accord de Doha, signé entre les talibans et Washington lorsque Donald Trump était président, le 29 février 2020, les insurgés s’étaient notamment engagés, en échange du retrait américain, à ne pas attaquer les capitales provinciales avant le départ définitif des Etats-Unis, fixé par le président Joe Biden au 31 août.

Or les frappes décidées par le Pentagone fin juin et début juillet contre les talibans dans le Sud ont précipité la stratégie talibane. «Pour eux, décrypte un diplomate associé aux discussions à Doha, ces frappes signifiaient que leurs engagements à Doha étaient caducs. Ils pouvaient donc attaquer les villes et cela leur permettait de se protéger des bombardements dans des zones urbaines et habitées.»

L’écroulement de l’armée afghane rappelle aussi les leçons des guérillas victorieuses lors de la guerre du Vietnam ou du conflit en Algérie. Théorisées par l’officier français David Galula, dans son ouvrage Contre-insurrection: théorie et pratique (Economica, 2008), elles affirment que, face à une armée conventionnelle, lourde, disposant de lignes logistiques très étendues, une guérilla s’appuyant sur des effectifs inférieurs en nombre mais très mobiles, organisés, motivés et sachant communiquer peut défaire une armée régulière.

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Plusieurs spécialistes de l’Afghanistan, dont Andrew Watkins, au sein de l’ONG International Crisis Group, ont souligné, depuis fin juillet, que les talibans avaient eux-mêmes été surpris par la vitesse de leur avancée. Ils n’avaient pas, disent-ils, mesuré l’effondrement de l’autorité du gouvernement afghan. Début août, dans un grand village du corridor de Wakhan dans la province de Badakhchan dans le Nord-Est, selon des témoignages recueillis par l’ONU, trois talibans sont arrivés en taxi. Il leur a suffi de dire aux autorités locales qu’ils prenaient le contrôle de la zone pour que celles-ci obtempèrent. Ils auraient ajouté que des centaines de camarades allaient arriver. C’était faux.

Le 12 août, Dawood Laghmani, le gouverneur de la province de Ghazni, dans le centre-est du pays, a transmis le contrôle de la ville de Ghazni aux talibans après avoir négocié avec le commandant insurgé Abou Bakr, qui lui a garanti, en contrepartie, la liberté et une escorte pour quitter la province. Il est aussi soupçonné d’avoir reçu de l’argent des talibans pour quitter son poste sans combattre. Sur la route vers la capitale, il a été arrêté sur ordre du ministère de l’intérieur avec ses proches.

Valse de nominations

Le gouvernement afghan semble également avoir payé le prix d’une trop grande centralisation du pouvoir. En perpétuelle concurrence avec les anciens moudjahidines devenus chefs de guerre régionaux, le président afghan a attendu le week-end du 7 août pour sceller l’union des forces entre ces figures politiques et le pouvoir central. Quelques jours plus tard, la ville d’Herat, dans l’Ouest, fief d’Ismaël Khan, l’un des seigneurs de guerre régionaux les plus puissants, tombait entre les mains des talibans. Les milices manquaient d’armes et de préparation. Dans la ville de Mazar-e Charif, dans le Nord, deux autres personnalités, Mohammad Atta Noor et Abdul Rachid Dostom, ont promis de se battre jusqu’au bout. La ville a chuté samedi.

Enfin, le pouvoir central a déstabilisé l’institution militaire à force de valse de nominations. Alors que les combats faisaient rage dans le nord du pays, le pouvoir a changé, le 9 août, la tête du 209e corps, basé à Shaheen, en charge de la région. Deux jours plus tard, le chef des forces spéciales, Hibatullah Alizai, était remercié au profit d’un jeune général, Sami Sadat, qui dirigeait les combats – perdus – à Lashkar Gah.

En 1809, Mountstuart Elphinstone, attaché aux services diplomatiques dans l’Inde britannique, écrivait déjà: «Le succès des batailles en Afghanistan est rarement atteint par une victoire militaire, mais plutôt par la négociation et grâce à des logiques tribales ou la décision d’un chef de passer à l’ennemi.» Vingt ans de présence américaine ne paraissent pas avoir été suffisants pour assimiler les leçons de l’histoire.

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