En vote le 29 novembre, l’initiative «Pour des multinationales responsables» provoque un vif débat, qui excède le seul champ économique. Nous proposons une série d’articles sur cet enjeu.

Ambiance de fête le 1er octobre dernier à Yamoussoukro, capitale de la Côte d’Ivoire, à l’occasion de la cérémonie d’ouverture de la septième édition des Journées nationales du cacao et du chocolat. Chefs traditionnels, planteurs, ambassadeurs sont présents pour ce traditionnel rendez-vous qui marque l’ouverture de la campagne annuelle de la récolte de cacao du premier producteur mondial.

Outre la remise de décorations aux planteurs les plus méritants, le président Alassane Ouattara, qui vient de se faire réélire dans un contexte tendu, annonce une augmentation de 21% du prix du kilo de cacao payé aux producteurs, qui passe ainsi de 825 à 1000 fcfa (1,60 franc). Une décision saluée par une salve d’applaudissements, mais aussi quelques critiques. «Ce n’est pas suffisant pour nous sortir de la misère», réagit aussitôt Kouamé Konan, planteur dans la région de Bouaflé, à 60 km de Yamoussoukro.

«Les producteurs vivaient mieux avant»

Il est en effet révolu le temps où les villages des régions cacaoyères étaient prospères et coquets. Avec la chute drastique des prix, les villages se sont «clochardisés», et le coeur n’y est plus. «Les cacaoculteurs vivaient mieux avant, affirme Franck Kouassi, président de l’Union nationale des enfants des planteurs de café cacao. Nous qui sillonnons les campements, nous souffrons de voir à quel point nos parents sont pauvres.»

Lui-même, qui tente de leur venir en aide comme il peut depuis Abidjan, se rappelle de son enfance sur les plantations de sa famille, dans la région du Haut-Sassandra à Daloa, au centre-ouest de la Côte d’Ivoire, à 140 km de Yamoussoukro. «Mes parents m’ont mis à l’école, mais je les accompagnais souvent aux champs pour les aider, après les cours ou pendant les vacances, j’aimais apprendre à leurs côtés», se souvient-il, tout en expliquant que cela n’avait rien à voir avec la traite dont sont victimes aujourd’hui de nombreux enfants travaillant dans les plantations de cacao, le plus souvent originaires de pays tels que le Burkina Faso, le Mali voisins, mais aussi le Togo, le Bénin.

Si l’initiative suisse pour des entreprises responsables n’est pour l’heure guère connue en Côte d’Ivoire, les professionnels du cacao suivent en revanche avec attention l’issue du procès qui dure depuis plusieurs années, intenté à Nestlé et Cargill par six enfants esclaves originaires du Mali, qui les accusent d’avoir cautionné leur travail forcé dans les plantations de cacao en Côte d’Ivoire. Le directeur général de Nestlé en Côte d’Ivoire Thomas Caso confirme que «le procès est toujours en cours, et que la prochaine étape se jouera devant la Cour suprême aux Etats-Unis». Une procédure intentée grâce à une législation américaine, l'Alien Tort Statute, qui va beaucoup plus loin que l'initiative suisse.

«La police intercepte régulièrement aux frontières des convois d’enfants venus de la sous-région destinés à servir de main-d’œuvre bon marché dans les plantations de cacao», a constaté sur le terrain Jean-Mermoz Konandi, rédacteur en chef du portail de l’économie en Afrique de l’Ouest Sika Finance, un phénomène qui, malgré les campagnes de sensibilisation menées dans les zones de production, notamment par le Comité national des actions de lutte contre la traite, l’exploitation et le travail des enfants (CNS), piloté par l’épouse du président ivoirien Dominique Ouattara, peine à être jugulé.

La dégradation de la situation économique en Afrique de l’Ouest, en raison de la crise sanitaire liée au coronavirus, mais également sécuritaire, a encore accentué le phénomène. «La Côte d’Ivoire, moins pauvre parmi les plus pauvres, est perçue comme une sorte d’eldorado dans la sous-région. Ce fantasme pousse les parents à y envoyer leurs enfants gagner leur vie, pour échapper à la misère», relève l’entrepreneur ivoirien Alain Kablan Porquet (lire-ci-dessous), qui n’hésite pas à citer Germinal de Zola pour rappeler qu’en Europe, il n’y a pas si longtemps, les enfants descendaient dans les mines.

Lien entre trafic d’enfants et cours du cacao

Pour le journaliste économique Jean-Mermoz Konandi, dans un contexte où l’argent manque pour recruter des «contractuels», «l’offre d’une main-d’œuvre qui reviendrait nettement moins chère peut paraître tentante». Il fait très clairement un lien entre «le trafic d’enfants et la fluctuation des cours du cacao qui ne permettent pas aux planteurs d’avoir des revenus décents».

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C’est précisément pour tenter d’améliorer le sort des cacaoculteurs et booster leurs économies que la Côte d’Ivoire et le Ghana, qui produisent respectivement 40 et 20% du cacao mondial, agissent de manière concertée depuis l’année dernière pour faire augmenter le prix de «l'or brun» sur le marché mondial. C’est ensemble qu’ils ont réussi à obtenir que les multinationales du cacao et du chocolat s’acquittent d’un «différentiel de revenu décent», soit une prime de 400 dollars par tonne, pour améliorer les revenus des planteurs, dès la campagne 2020-2021 qui a démarré en octobre. A voir cependant si cette «prime» sera maintenue dans la durée, alors qu’avant elle tant d’autres initiatives visant à améliorer les prix du cacao ont été torpillées.

La bonne volonté de Nestlé

Pour l’heure, le directeur général de Nestlé Côte d’Ivoire Thomas Caso communique volontiers sur le fait que «Nestlé a été une des premières entreprises à acheter du cacao avec cette prime, et ce dès que le «différentiel de revenu décent a été introduit». Il y voit un complément au «plan cacao» lancé par Nestlé en 2009, destiné à «améliorer la vie des planteurs tout en garantissant un approvisionnement durable en cacao». Un plan ambitieux qui inclut, en Côte d’Ivoire, la lutte contre le travail des enfants et la distribution de plus de 15 millions de plants de cacao à hauts rendements, destinés à renouveler des plantations vieillissantes.

Face aux pressions des consommateurs occidentaux, Nestlé, comme les autres multinationales du secteur, ont pris des engagements pour offrir aux consommateurs «des produits qui respectent les droits de l’homme et l’environnement». «Eliminer le travail des enfants nécessite une action concertée et du temps», souligne encore Thomas Caso. Au siège du Conseil du Café-Cacao à Abidjan, l'organisme gouvernemental qui gère l’ensemble des activités liées à ces deux produits, on rappelle simplement que «sur les 100 milliards de dollars que représente le marché mondial du chocolat, seuls 6 milliards reviennent aux cacaoculteurs».

Rapport de force inégal face aux multinationales

Comme de nombreux cadres en Côte d’Ivoire, Alain Kablan Porquet, 48 ans, possède une plantation où il cultive du cacao, «avec beaucoup d’amour et d’humilité», dans le centre-ouest du pays. De retour dans son pays après plusieurs années à l’étranger, cet entrepreneur dynamique aime à se présenter comme un «petit cacaoculteur». Et se révèle intarissable lorsqu’il parle de sa passion: faire revivre des variétés de cacao disparues ou non identifiées en Côte d’Ivoire, telles que le criollo ou le trinitario. «Nous sommes allés à la chasse aux cacaos les plus rares, aux cabosses les plus belles», s’enthousiasme-t-il.

Avec son regard de spécialiste des droits humains, acquis lors de ses années passées à Genève à la Mission de la Côte d’Ivoire auprès des Nations unies, il se réjouit de l’initiative pour des entreprises responsables sur laquelle les Suisses s’apprêtent à voter. Selon lui, le rapport de force est tel «entre les pays africains pauvres et les acteurs économiques internationaux» qu’il est difficile d’imaginer qu’un individu, une institution, ou même un Etat puisse porter plainte localement contre une multinationale. «Toute personne qui en aurait l’intention pourrait même rencontrer des problèmes, voire être considérée comme un traître par l’Etat, qui dépend des multinationales sur le plan économique», estime-t-il.

«Répartir la charge du fardeau»

A ses yeux, si des violations de droits humains ou de normes environnementales pouvaient faire l’objet de plaintes déposées en  Suisse où ces entreprises ont leur siège, cela permettrait «de se répartir la charge du fardeau», puisque cela relève quasiment de la mission impossible pour un plaignant dans un pays pauvre. «Les Etats eux-mêmes sont souvent conscients des violations commises par les acheteurs du marché international des matières premières, mais ils ne veulent pas prendre le risque de les froisser.» Avant de conclure: «Si la Côte d’Ivoire dépend à 40% des acheteurs de son cacao pour ses recettes d’exportation, qu’est-ce que vous pouvez faire?»