A Dakar, sous les graffitis, la colère
Afrique de l’Ouest
Invitée au FIFDH, la graffeuse Dieynaba Sidibé, alias Zeinixx, témoigne du ras-le-bol de la jeunesse sénégalaise. La libération de l’opposant Ousmane Sonko ramènera-t-elle le calme après plusieurs jours d’émeutes?

A peine avait-elle tourné les talons que son pays s’enflammait. La graffeuse sénégalaise Dieynaba Sidibé, alias Zeinixx, est à Genève, invitée par le Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH). Elle réalise avec deux graffeuses genevoises une grande fresque sur un immeuble face aux Hôpitaux universitaires de Genève sur la prise de parole féminine dans l’espace public.
Pendant ce temps, à des milliers de kilomètres de là, la jeunesse sénégalaise a pris la rue suite à l’arrestation mercredi d’Ousmane Sonko. L’opposant a été libéré ce lundi mais reste sous contrôle judiciaire après avoir été inculpé dans une affaire de viol. Le pays est en état de sidération, après plusieurs jours d’émeutes et de pillages, qui ont fait au moins cinq morts. Lundi soir, le président Macky Sall a appelé au calme et assoupli le couvre-feu dû au Covid-19. La coalition de l’opposition qui appelait à manifester ces prochains jours a suspendu provisoirement le mouvement.
L’arrestation la semaine dernière d’Ousmane Sonko, politicien antisystème très populaire auprès de la jeunesse, avait mis le feu aux poudres à Dakar et dans d’autres villes du pays. A tel point que le Sénégal, un havre de stabilité et de tolérance en Afrique de l’Ouest, a appelé l’armée en renfort et suspendu plusieurs médias accusés de couvrir avec trop d’assiduité les protestations et de jeter de l’huile sur le feu.
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«Détruire l’esquisse»
Pour comprendre cet embrasement soudain, Zeinixx utilise une métaphore: «Au Sénégal, on détruit l’esquisse, avant que la fresque soit terminée.» La graffeuse fait référence aux ennuis judiciaires qui, ces dernières années, ont permis d’écarter opportunément plusieurs opposants au pouvoir.
Arrivé en troisième position en 2019 pour sa première participation à la présidentielle, avec 15% des voix très loin derrière le président Macky Sall, le trublion Ousmane Sonko était une promesse, en prévision de la prochaine élection de 2024. Un scrutin pour lequel le chef d’Etat sortant laisse planer le doute, installant une atmosphère délétère. S’il se lance à nouveau, il briguerait un troisième mandat au mépris de la Constitution et reprendrait une sale habitude en Afrique de l’Ouest.
Les accusations de viol? «Une mascarade»
Ousmane Sonko est accusé d’avoir abusé d’une employée d’un salon de massage et de l’avoir menacée de mort. Son immunité parlementaire a rapidement été levée. Finalement, il a été arrêté pour «troubles à l’ordre public» alors qu’il se rendait entouré de ses partisans à la convocation d’un juge. «Il était dans sa voiture, comment pouvait-il troubler l’ordre public?» s’indigne Zeinixx, pour qui ces poursuites sont une «mascarade qui doit cesser».
«La jeunesse n’en peut plus. Cela ne pouvait qu’exploser», analyse Zeinixx. Béret vissé sur la tête et jeans taché de peinture, la jeune femme fait figure d’aînée du haut de ses 30 ans. Selon elle, les restrictions et le couvre-feu à cause de la pandémie du Covid-19 ne sont pas seuls en cause, même si la précarité a augmenté. La croissance économique du Sénégal est en panne. Le pays est pourtant présenté par la Suisse et son ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis, qui était en visite en février à Dakar, comme une «lionne», c’est-à-dire l’un des pays les plus économiquement prometteurs du continent. «Nous avons l’impression que nous sommes dépouillés petit à petit de nos libertés», assène Zeinixx, calmement.
«On nous refuse rarement des murs»
La graffeuse n’a rien d’une excitée. Certes, elle revendique le caractère rebelle du graffiti, l’un des piliers de la culture hip-hop. Mais, au Sénégal, les graffitis sont bien acceptés. Ils ont une fonction sociale, alors qu’une grande part de la population est analphabète. «On nous refuse rarement des murs. Car nous demandons l’autorisation des propriétaires. Nous ne sommes pas des vandales», explique-t-elle. «Nous nous adressons aux habitants, mieux vaut donc les consulter. Ainsi, ils nous aident et participent aux œuvres.»
Juste avant de venir à Genève, Zeinixx a, par exemple, contribué à une fresque sur l’émigration clandestine réalisée dans un quartier de Dakar. Un travail financé par la coopération italienne. Le message: les opportunités locales existent et elles sont moins risquées que la traversée hasardeuse vers les Canaries. Porte-parole d’Africulturban, une association qui promeut la culture de rue et hip-hop, la graffeuse, qui fait aussi du slam, veut transmettre ce qu’elle a appris sur le bitume.
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«Il faut être têtu et tracer sa route selon ses envies», conseille-t-elle. Sa famille s’est finalement rangée aux aspirations artistiques de la petite dernière. L’une des rares femmes dans un milieu très masculin, elle dit avoir dû «être forte pour ne pas lâcher l’affaire». «La culture hip-hop est pleine de clichés sexistes et un peu flippante», concède-t-elle. Pourtant, elle dit avoir davantage souffert des regards extérieurs que des remarques des autres graffeurs.