L’Organisation mondiale de la santé (OMS), en première ligne contre le Covid-19 et en pleine introspection sur sa réponse à la pandémie, n’avait pas besoin d’une nouvelle polémique. Accusé d’être trop proche de Pékin au début de la pandémie, le directeur de l’OMS, l’Ethiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus, est une nouvelle fois visé. De façon surprenante, la charge vient de son propre pays, l’Ethiopie, qui a lancé le 4 novembre une offensive dévastatrice contre la région dissidente du Tigré.

Dans une conférence de presse jeudi à Addis Abeba, le chef de l’état-major éthiopien a accusé le Dr Tedros de militer activement auprès de la communauté internationale pour faire condamner l’Ethiopie. Pire encore aux yeux de l’armée éthiopienne, le directeur de l’OMS travaillerait à fournir des armes au Front de libération du peuple tigréen (TPLF – en anglais), qui tient d’une main de fer cette région du nord de l’Ethiopie et défie le gouvernement fédéral depuis des mois.

«Que peut-on attendre de lui?»

Le directeur de l’OMS n’a «négligé aucune piste» pour soutenir le TPLF, a accusé le général Berhanu. «Ce type est lui-même membre de cette équipe», a-t-il continué en parlant du Dr Tedros qui fut, de 2005 à 2016, ministre de la Santé puis ministre des Affaires étrangères quand le TPLF monopolisait le pouvoir à Addis Abeba. «Que peut-on attendre de lui? Nous ne nous attendons pas à ce qu’il se range du côté du peuple éthiopien et condamne» les autorités tigréennes, a conclu le militaire.

Lundi déjà, un officiel éthiopien proférait les mêmes accusations contre le patron de l’OMS. Ses propos avaient été relayés par l’agence de presse officielle turque, mais sous le couvert de l’anonymat. Le mystérieux responsable gouvernemental était plus précis et pointait les efforts du directeur de l’OMS auprès de l’Egypte pour qu’elle arme le TPLF.

Or l’Egypte est en conflit avec l’Ethiopie en raison de l’énorme barrage qu’elle construit sur le Nil bleu. «S’allier avec l’Egypte serait une trahison», mettait en garde cette source anonyme. Selon elle, le Dr Tedros aurait aussi tenté de convaincre d’autres pays d’Afrique de l’Est de soutenir les Tigréens. Apparemment en vain.

Aucun pays africain ne s’est risqué à condamner ouvertement l’offensive de l’Ethiopie, poids lourd africain et second pays le plus peuplé du continent, même si cette opération militaire déstabilise toute la région. Déjà 36 000 réfugiés du Tigré sont arrivés au Soudan. Et les pays voisins pourraient être entraînés dans ce conflit.

Le week-end dernier, le TPLF a bombardé l’Erythrée, accusée de soutenir l’offensive des troupes éthiopiennes. L’Union africaine se borne à appeler à la fin des hostilités. L’organisation est mal prise, car son siège est à Addis Abeba et elle a licencié la semaine dernière son chef de la sécurité, un Tigréen signalé par le gouvernement éthiopien.

Chasse aux sorcières

Le gouvernement éthiopien est engagé dans une chasse aux sorcières. La police fédérale vient ainsi d’émettre des mandats d’arrêt contre des dizaines d’officiers d’origine tigréenne accusés de «trahison». La minorité tigréenne occupait les postes clés de l’armée et de l’appareil sécuritaire jusqu’à l’arrivée en 2018 du premier ministre Abiy Ahmed, pour la première fois un Oromo, le groupe le plus nombreux en Ethiopie. Le fait que le conflit du Tigré se durcisse sur des lignes ethniques est inquiétant pour l’avenir de l’Etat fédéral éthiopien, formé d’une mosaïque de peuples.

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Addis Abeba aurait aussi transmis des listes d’employés tigréens à certaines organisations internationales. Des Casques bleus tigréens, déployés en Afrique, auraient aussi été écartés sur l’insistance du gouvernement éthiopien. Premier Africain à diriger l’OMS, le docteur Tedros, qui a accès à tous les chefs d’Etat, fait évidemment figure de menace pour le gouvernement éthiopien. A ce jour, l’OMS a brillé par sa discrétion sur le conflit au Tigré, laissant d’autres agences de l’ONU à Genève mettre en garde contre la catastrophe humanitaire en cours.

Jeudi soir, le Dr. Tedros a finalement réagi via son compte Twitter. «Je ne suis que d'un seul côté, celui de la paix», a-t-il démenti. «J'ai le coeur brisé pour ma patrie, l'Ethiopie, et j'appelle toutes les parties à oeuvrer pour la paix et à garantir la sécurité des civils et l'accès à la santé et à l'aide humanitaire pour ceux qui en ont besoin» a-t-il ajouté.

En visant les supposés relais tigréens à l’étranger, le gouvernement éthiopien veut empêcher une internalisation du conflit. Mais la diaspora est en ébullition. En Suisse, un collectif de jeunes d’origine tigréenne appelle à manifester vendredi à Berne, pour «dénoncer cette guerre».

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Ce n’est pas la première fois que le docteur Tedros est rattrapé par son passé éthiopien. Lors de la campagne pour briguer la tête de l’OMS, des opposants au régime autoritaire d’Addis Abeba avaient tenté en vain de s’opposer à son élection en 2017. Ils lui reprochaient aussi d’avoir minimisé des épidémies de choléra alors qu’il était ministre de la Santé.

Mais le Dr Tedros, né à Asmara, la capitale de l’Erythrée, quand ce pays n’avait pas encore gagné son indépendance, et membre éminent du TPLF, est loué pour avoir fait baisser la mortalité de certaines maladies en Ethiopie. On lui doit également le renforcement du personnel de santé éthiopien. Son pays lui montre aujourd’hui bien peu de gratitude.