Le Temps: Lorsque vous avez lancé la Fondation Hirondelle avec vos collègues Philippe Dahinden et François Gross, vous attendiez-vous à ce qu'elle prenne l'ampleur qui est la sienne aujourd'hui?
Jean-Marie Etter: Non. Nous n'avions pas ce genre de projet. La fondation n'est pas née du désir de créer une entreprise plus ou moins durable mais d'une interrogation professionnelle: que pouvions-nous faire comme journalistes pour aider un peu des gens frappés par un paroxysme de souffrances? C'est encore aujourd'hui cette question qui nous guide.
– Et quelle réponse lui avez-vous apportée?
– Nous avons commencé par utiliser le média dont nous disposions, Radio Hirondelle, pour apporter une information que j'appellerais humanitaire, c'est-à-dire pour expliquer à nos auditeurs comment ils pouvaient se procurer, par exemple, de la nourriture. Mais nous nous sommes vite rendu compte qu'il existait sur place un autre besoin, également important: celui d'une information crédible. Les populations que nous visions baignaient dans un environnement de propagandes et de rumeurs dont elles souffraient. Nous nous sommes dès lors efforcés de leur apporter de l'information factuelle et du débat «à la suisse», un type de débat, très différent du combat de coq, qui doit permettre à chacun d'exposer son point de vue et de le confronter à l'opinion d'autrui. L'audience que nous avons acquise a confirmé notre intuition: elle est rapidement devenue énorme.
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– La Fondation Hirondelle promeut explicitement l'information et le débat. Elle ne cache pas son désir d'œuvrer pour la paix, la reconstruction et la démocratie. Un tel programme a dû vous valoir de solides inimitiés...
– Nous ne faisons pas du journalisme de paix, nous faisons du journalisme tout court. Notre raison d'être est de fournir à nos auditeurs et à nos lecteurs la possibilité de se former une opinion, pas de leur dire ce qu'ils doivent penser. Notre pari est que la diffusion d'une information de qualité, à la fois objective et plurielle, conduit souvent les gens à se montrer raisonnables. Ce n'est pas un processus simple mais l'effet visé est celui-là.
– Vous rencontrez bien, à certains moments, de fortes résistances?
– En cas d'épreuves de forces, l'un de nos principaux atouts est l'adhésion des populations au type d'information que nous apportons. Il est politiquement risqué de s'y frotter, même lorsqu'on est un dirigeant puissant. Nous avions une radio au Liberia, Star Radio, à l'époque du président Charles Taylor, une station qui ne se gênait pas de dénoncer l'autoritarisme, les abus de pouvoir et la corruption du régime. Les autorités ont fini par la fermer mais il leur a fallu du temps pour y arriver. J'ai assisté moi-même en régie à un échange mémorable. Un journaliste a posé une question gênante à un ministre, qui a répondu à côté. Le journaliste est alors revenu à la charge une fois, deux fois, trois fois, jusqu'à cinq fois. Puis il a dit à son interlocuteur qu'il continuerait ainsi tant qu'il n'aurait pas obtenu de réponse satisfaisante et le ministre a fini par obtempérer. Il y avait des soldats sous nos murs. Le journaliste aurait pu être arrêté. Mais il n'en a rien été. Dans d'autres cas, cela peut aller malheureusement plus loin. Il peut y avoir des menaces précises et des agressions. Deux journalistes de Radio Okapi, une chaîne que nous soutenons en République démocratique du Congo, ont même été assassinés il y a quelques années.
– Quels sont les principaux succès remportés par la fondation?
– Un premier succès touche à notre audience. J'ai calculé qu'au cours des 21 années écoulées plus de 50 millions de personnes nous ont écoutés régulièrement, c'est-à-dire environ une fois par jour pendant au moins une année. Il est impossible que cela n'ait pas eu d'effet. Mon espoir est que cela ait permis à des gens de devenir plus libres, de s'émanciper quelque peu de la propagande, des rumeurs et de l'ignorance. Un deuxième succès est l'apport de la fondation à nos journalistes locaux. Tous saluent l'exercice de rigueur, d'écoute, de partage qu'ils ont été amenés à pratiquer avec nous. Et c'est autant de professionnels qui, après nous avoir quittés, devraient continuer à pratiquer leur métier dans le même esprit.
– Et quel a été votre principal échec?
– L'arrêt, faute de moyens financiers, de certains projets qui avaient bien commencé. Nous risquons actuellement un tel échec en Guinée où, après avoir vaincu de nombreuses résistances, nous sommes parvenus à créer un studio. Ce lieu de production et de formation a réalisé un gros travail d'information au moment de l'épidémie d'Ebola et a gagné la reconnaissance du gouvernement comme de l'université et du réseaux des radios rurales. Mais il connaît un gros problème de financement. Il répond clairement à un besoin mais la Guinée n'est pas un pays prioritaire en matière de développement et ne se trouve pas en situation de catastrophe.
– Comment voyez-vous l'avenir de la Fondation Hirondelle?
– Je crains que sa démarche soit plus nécessaire que jamais. Nous vivons dans un monde où progressent partout le raidissement et le repli sur soi. Un monde où les réseaux sociaux, tout admirables qu'ils soient à bien des égards, favorisent la production de vérités hermétiques les unes aux autres. Les rédactions de la Fondation Hirondelle obéissent à une logique opposée. Elles cultivent le mélange de journalistes de toutes tendances, comme au Kosovo où se réunissaient quotidiennement des Albanais, des Serbes, des Turcophones et d'autres représentants de minorités, ce qui avait pour effet d'aider chacun à se forger une compréhension plus large des événements, une compréhension que les différentes communautés en présence pouvaient ensuite accepter. Et puis, nous proposons une information suffisamment factuelle pour que l'auditeur ou le lecteur quel qu'il soit s'y retrouve. J'ai la religion de la factualité. C'est à travers elle, à travers son caractère indiscutable, que l'on retrouve les éléments du vivre ensemble.