Alain Werner était l’invité de la rédaction du Temps de Genève ce mercredi soir. L’occasion de présenter devant une quarantaine de lecteurs le travail de son association Civitas Maxima («citoyenneté universelle», en latin), réseau international d’avocats et d’enquêteurs basé à Genève qui vise à amasser les preuves des exactions de criminels de guerre à travers le monde pour les faire juger.

Une affaire de famille

Un engagement légal que l’avocat genevois a hérité de sa famille. «Mon père était spécialisé dans l’arbitrage international. Mon grand-père était juge. Dans leur conception du droit, la justice doit rester locale pour s’exercer au mieux. C’est en effectuant un master aux Etats-Unis, à Columbia, que j’ai rencontré une personne qui m’a beaucoup marqué: Reed Brody, avocat et porte-parole de Human Rights Watch, tombeur de Hissène Habré, ancien président du Tchad jugé au Sénégal pour tous ses crimes. C’est notamment avec lui que j’ai réalisé que l’accès à la justice pour les victimes pouvait ne connaître aucune frontière.»

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C’était en 2002, une année cruciale qui a vu démarrer la Cour pénale internationale (CPI), juridiction pénale permanente qui juge les personnes accusées de génocide, crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crimes d’agression. «A New York, où j’étudiais, c’était l’euphorie totale lorsque la CPI a commencé ses travaux. Nous commencions à faire la liste de tous les dictateurs que nous allions pouvoir faire condamner! Nous pensions qu’il n’y aurait plus d’impunité à court terme.» Un brin de naïveté que l’avocat assume totalement aujourd’hui: «Il faut dire ce qui est. Vingt ans après, ce n’est pas du tout le constat que l’on peut faire.»

Les difficultés rencontrées par la CPI

Car la CPI est victime de la politique, mais aussi des limites de son statut. Elle n’a en effet pas compétence pour poursuivre des crimes commis sur le territoire de pays ou contre des ressortissants de pays qui n’en sont pas membres. Et ils sont nombreux à ne pas avoir signé ou ratifié le Statut de Rome. «Les Etats-Unis, l’Inde, la Chine, la Russie, pour ne citer qu’eux. Cela représente quand même près de la moitié de la population mondiale», précise Alain Werner.

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Alors, comment faire? «Nous avons deux armes légales. La première, c’est la notion de compétence universelle, qui permet notamment à certaines conditions de poursuivre une personne soupçonnée de crimes relevant du droit international impératif là où elle réside. Et cela tombe bien: de nombreuses personnes soupçonnées de ces crimes ne vivent plus dans leur pays pour différentes raisons. La deuxième? L’imprescriptibilité des crimes internationaux. Aussi longtemps que la personne qui a commis des crimes est vivante, vous pouvez la poursuivre.»

Sortir des sentiers battus

Une flibusterie juridique qui a parfois ses limites: «On travaillait depuis plusieurs années sur le cas de Michel Desaedeleer, un citoyen belge et américain qu’on avait réussi à faire arrêter pour sa participation présumée au commerce des «diamants du sang» pendant la guerre civile en Sierra Leone. Il s’est suicidé en prison quelques semaines avant son procès. Cela aurait été le premier procès pour pillage comme crime de guerre contre un homme d’affaires occidental qui profitait d’une guerre civile en Afrique pour faire des affaires.»

Alain Werner a passé des mois à s’en remettre. «La défense des victimes de crimes de guerre est le but originel de notre organisation. Notre conviction est inébranlable: ces procès peuvent être très importants pour elles. J’en ai réellement pris conscience lorsque j’ai représenté une trentaine de victimes au premier procès des Khmers rouges à Phnom Penh en 2009

Pour autant, Civitas Maxima a aussi ses victoires. Et elles sont fortes. Citons notamment Mohammed Jabbateh, connu sous le nom de guerre «Jungle Jabbah», condamné à 30 ans de prison en 2018 pour fraude à l’immigration aux Etats-Unis après avoir caché le commandement de nombreux crimes de guerre atroces (meurtres, recrutement d’enfants soldats, cannibalisme, esclavagisme sexuel…). «Nous avons collaboré avec notre organisation sœur au Liberia, le Global Justice and Research Project, à l’enquête menée par les autorités américaines. De façon générale, je tiens aussi à rendre hommage aux consortiums de journalistes d’enquête. Leur travail s’avère parfois très important pour nourrir notre long travail de recherche.»

Liberia et question syrienne

Au sein de notre petite rédaction genevoise, les lecteurs se passionnent, les questions fusent. La rencontre devait se terminer à 19h, il est déjà presque 20h.

Une lectrice du Temps raconte: «J’étais au Liberia. Je me suis retrouvée face à Prince Johnson, l’un des chefs de guerre les plus sanglants de la guerre civile. Quand j’ai appris qui il était, j’ai été vraiment choquée de le voir en totale liberté. Comment l’expliquer?» Alain Werner répond rapidement: «Ce qui arrive aujourd’hui à Prince Johnson est une injustice absolue. Il a notamment torturé à mort Samuel Doe, ancien président du Liberia. L’enregistrement vidéo de cette mise à mort est disponible sur YouTube, or Prince Johnson est aujourd’hui sénateur au Liberia depuis de nombreuses années, il gagne beaucoup d’argent et n’a jamais été inquiété.»

Les crimes internationaux d’une personne vivante ne meurent jamais

La question de Bachar el-Assad, toujours au pouvoir en Syrie, est aussi abordée. «Aujourd’hui, tout est bloqué politiquement. Mais je ne perds pas espoir. El-Assad aura 55 ans en septembre de cette année. Les victimes et leurs avocats ont encore trente ans pour agir contre lui, on l’espère. Les crimes internationaux d’une personne vivante ne meurent jamais, légalement comme dans la mémoire de certaines des victimes.»

Le prochain procès d’Alain Werner et son organisation aura lieu en avril 2020. Il s’agira pour lui et son collaborateur, Me Romain Wavre, de représenter plusieurs victimes d’Alieu Kosiah, ancien commandant d’une milice rebelle du Liberia. Ce dernier est notamment accusé de meurtres, viols, recrutement d’enfants soldats, pillage ou encore esclavagisme. Ce procès n’aura lieu ni Afrique ou en Asie mais à Bellinzone, en Suisse, et ce sera la première affaire pour crimes de guerre jugée devant le Tribunal pénal fédéral. L’homme résidait en Suisse depuis longtemps, où il coulait des jours paisibles avant son arrestation, en novembre 2014.


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