L’Algérie peu pressée de demander des comptes à la Suisse
Corruption
Malgré la démission du président Bouteflika il y a un an, la Suisse n’a pas procédé au moindre blocage de fonds algériens. Berne attend toujours une demande d’entraide judiciaire de la part du nouveau pouvoir à Alger

Abdelaziz Bouteflika n’a pas seulement fréquenté les cliniques et hôpitaux de la région lémanique. Il était aussi client des banques helvétiques. Ce sont d’ailleurs des comptes personnels ouverts en Suisse qui provoquent la chute du flamboyant ministre des Affaires étrangères en 1979. Bouteflika est alors pressenti pour succéder au président Boumédiène mais il est supplanté par Chadli Bendjedid. Le début de ses ennuis et d’un long exil entre Genève, Paris et Abu Dhabi, avant son retour triomphal à la tête de l’Algérie en 1999.
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A l’époque, le gouvernement Chadli lui reproche d’avoir placé sur des comptes privés le budget excédentaire des ambassades algériennes à travers le monde. Le ministre déchu est visé par une enquête de la Cour des comptes algérienne. Il remboursera une partie des sommes incriminées, mais une partie seulement.
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Précédents tunisien et égyptien
Vu cette vieille idylle avec les banques helvétiques, les regards se sont logiquement tournés vers la Suisse quand Abdelaziz Bouteflika, poussé par la rue et l’armée, a finalement démissionné le 2 avril 2019. Depuis, les appels se sont multipliés en Algérie mais aussi en Suisse pour que le Conseil fédéral bloque les fonds supposés de l’ancien régime, comme il l’avait fait après la chute du président tunisien Ben Ali, puis de son homologue égyptien Moubarak, tous deux emportés par les Printemps arabes de 2011. Une petite partie des sommes saisies a depuis été restituée aux deux pays concernés.
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Mais, dans le cas algérien, Berne est resté de marbre. En 2016, la Suisse s’est pourtant dotée du cadre juridique nécessaire pour saisir préventivement les fonds suspects de potentats afin de préserver la réputation de sa place financière. Mais les conditions sont restrictives. «Il faut notamment que le changement de pouvoir dans le pays d’origine des fonds soit inexorable», détaille Daniel Trajilovic, avocat chez Resolution Legal Partners à Lausanne. Une manière de dire que la Suisse ne veut pas empiéter sur la souveraineté d’un autre Etat si ce dernier ne s’est pas effondré. Cette condition n’est pas remplie s’agissant de l’Algérie, tant le nouveau président Abdelamajid Tebboune, éphémère premier ministre de Bouteflika en 2017, est loin d’avoir fait table rase de l’ancien régime.
«Preuve que l’Algérie n’a pas encore changé en profondeur, les manifestants continuent de réclamer chaque semaine la libération du pays», renchérit l’avocat algéro-suisse Lachemi Belhocine. Depuis Fribourg, le fondateur de l’association Algériens sans frontières remue ciel et terre pour restituer aux Algériens les fonds supposément détournés durant les vingt ans de règne d’Abdelaziz Bouteflika. Pour l’instant en vain. L’avocat n’articule aucun chiffre et cite aussi la France, Singapour ou les Etats-Unis comme refuges pour les potentats algériens. En Algérie, l’association de lutte contre la corruption estime à 70 milliards de dollars les sommes détournées durant l’ère Bouteflika.
«Ouvrir la boîte de Pandore»
Reste la possibilité que l’Algérie demande l’entraide judiciaire à la Suisse pour récupérer les présumés milliards. Par la voix de son ambassadeur à Alger interrogé par la presse locale, Berne vient d’ailleurs de signaler qu’elle était prête à coopérer en cas de demande d’entraide. La balle est dans le camp d’Alger. Le nouveau pouvoir la saisira-t-il?
«Je ne crois pas qu’il y a la volonté politique, se désole Lachemi Belhocine. Car ce serait ouvrir la boîte de Pandore et creuser jusqu’à mettre en cause des personnalités jusqu’ici intouchables», dit l’homme de loi, en référence notamment aux généraux qui détiennent la réalité du pouvoir en Algérie depuis son indépendance. Pour l’avocat, les anciens dignitaires jugés ou en attente de leur procès à Alger ne sont que des seconds couteaux de l’époque Bouteflika. Mais la comparution de certains hommes d’affaires, possédant des liens avérés avec la Suisse, pourrait lancer la traque aux fonds suspects sortis d’Algérie.
«L’Algérie est en difficulté financière et le président Tebboune sera tenté de rapatrier les fonds à l’étranger», veut croire le politologue Hasni Abidi. D’autant que la chute des cours du pétrole va encore plomber le pays. Comme toujours dans ces cas de figure, les fonds détournés ont sans-doute été dissimulés derrière des sociétés offshore afin de brouiller les pistes. «La bataille judiciaire peut durer des décennies, pronostique le journaliste Farid Alilat, auteur de Bouteflika. L’Histoire secrète (Editions du Rocher). Et elle n’a même pas commencé.»